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Etes-vous démocrate ou républicain?

Démarré par JacquesL, 17 Juillet 2007, 10:42:30 AM

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JacquesL

Etes-vous démocrate ou républicain?

Par Régis Debray.

Le nouvel Observateur, 30 novembre-6 décembre 1995 / pp. 115-121

[ Trois foulards ont démontré, si besoin en était, que les années
1990 ne ressembleraient pas aux années 1980. Qu'on se reporte un
peu en arrière : tout dans la décennie qui s'achève portait à
l'acceptation de cet ornement vestimentaire. C'étaient les
années de l'individu-roi, de la dispersion des modes, de
l'apparence triomphante, du droit à la différence et de la
grande tolérance "droit-de-l'hommiste", celles des tribus
souveraines et de la naissance d'une conscience communautaire.
Années précieuses qui ont fait progresser les droits, modernisé
la démocratie française, acclimaté le réalisme économique, sonné
le glas du défi totalitaire. Années utiles qui ont contraint les
intellectuels largement discrédités par les errements des deux
décennies précédentes à une cure de silence dont Max Gallo a eu
grand tort de se plaindre il fallait bien, pour tout repenser,
un peu de calme et de discrétion.

Il y a un mois, pour la première fois depuis longtemps, c'est
autour d'un texte produit par des philosophes que s'est organisé
un grand débat national. Pour la première fois depuis longtemps,
la société de l'individu sans frein s'est posé la question de
l'interdiction, sans que les partisans de la fermeté soient
nécessairement catalogués dans le camp des passéistes ou des
réactionnaires. Droit, philosophie, éthique prennent la place de
la sociologie reine des années soixante-dix et de l'économie
impératrice des années 1980. Rien d'étonnant puisque l'Europe
rentrée dans l'histoire se pose aujourd'hui une double question
exaltante : comment construire la démocratie à l'Est, comment la
développer à l'Ouest ? Il y a un an déjà, « le Nouvel
Observateur » dressait le décès des années 1980 tuées par
l'aprés-krach (voir le numéro du 31 décembre 1988). Ce n'est pas
un hasard si c'est le même hebdomadaire qui a publié avec éclat
l'appel des cinq philosophes. Ce n'est pas un hasard si nous
consacrons aujourd'hui une place inhabituelle à un autre texte
de fond, celui que nous a proposé Régis Debray.

Alceste à la plume acérée, Debray représente une tradition de
pensée que l'Observateur a souvent accueillie, sans y adhérer
pour autant. Il nous a seulement semblé que son analyse, par sa
qualité et son à-propos, pouvait lancer un débat qu'il est dans
notre vocation de susciter. Etes-vous démocrate ou républicain ?
Autrement dit croyez-vous à un particularisme français qui
ferait de la République une forme originale — et supérieure — de
démocratie ? Ou bien croyez-vous que le progrès passe justement
par 'la fin de l'exception française et l'adaptation en France
des avancées démocratiques des pays anglo-saxons ? Le droit sans
l'État, ou bien l'État garant do droit ? Les deux modèles
existent dans la vie politique, ils sous-tendent deux attitudes,
deux cultures politiques. On peut même en faire un jeu de
société. Qui est démocrate, qui est républicain ? [...] Debray se
dit républicain. Dans les semaines qui viennent les démocrates
s'expliqueront. La discussion commence.

Laurent Joffrin
]


La question ne sera-t-elle donc jamais posée ? Celle qui commande à tous
les débats du jour l'identité d'une république, par quoi notre pays fait,
en Europe et dans le monde, exception. Hier, un Code de la Nationalité.
Aujourd'hui, un foulard. Demain, n'importe quoi : polémiques écrans,
batailles sans raison. On ne guérira pas ces mauvaises fièvres sans en
déceler la cause première.

Nous payons tous à présent, par une indéniable confusion mentale, la
confusion intellectuelle entre l'idée de république issue de la
Révolution française, et l'idée de démocratie, telle que la modèle
l'histoire anglo-saxonne. On les croit synonymes, et chacun de prendre un
terme pour un autre. Pourquoi les distinguer ? La société libérale et
consumériste n'est qu'une figure parmi d'autres de la démocratie, mais si
dominante et communicative qu'on la croit obligatoire, y compris dans les
pays où la démocratie a pris d'autres visages.

Refuser par exemple à une jeune musulmane l'entrée d'une salle de classe
tant qu'elle ne laisserait pas son voile au vestiaire ? « Bonne action »,
clamera le républicain. Non, « mauvaise action ! » s'indignera le
démocrate. « Laïcité », dira l'un. « Intolérance », dira l'autre. (Vous
et moi avons répété la scène ces derniers temps.) Querelle de mots ? Non
: quiproquo des principes.

On peut se dire républicain sans se conduire en démocrate : certains
voient même là notre tentation, voire notre héritage national. Royaume-
Uni, Espagne, Belgique et beaucoup d'autres monarchies constitutionnelles
témoignent à l'inverse qu'on peut être démocrate sans être républicain.
Il est des républiques de nom, qui n'ont ni les principes ni les
contraintes de la nôtre : ainsi l'Allemagne et les Etats-Unis, qui
méritent pleinement leur nom de démocraties (quoiqu'il y eût beaucoup de
république dans la démocratie de Lincoln, comme le montre encore
aujourd'hui la puissance du Congrès). L'absence de monarchie héréditaire
ne fait pas plus une république, au sens fort et propre du mot, que
l'appellation démocratie populaire n'annonçait le pouvoir du peuple.

Chaque époque a ses fétiches. Nous avons à présent, et c'est tant mieux,
les droits de l'homme, l'Europe, la société civile, l'État de droit.
Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit de loin. On
comprend l'attrait qu'il exerce sur les peuples de l'Est européen et de
Chine, la vertigineuse espérance qu'il incarne à leurs yeux. Mais chez
nous, c'est l'un de ces mots-valises qui confondent le genre et l'espèce,
la classe et l'ordre. Nous sommes tous, en Europe, démocrates. Vive les
élections libres ! Certes, ô combien. Mais l'humaniste ne crie pas « vive
les glandes mammaires » parce que tous les hommes sont des mammifères.
Les baleines, les chèvres et les humains donnent à téter à leurs petits,
mais on demande à l'humaniste un peu plus de précision, et à l'humanité
un petit effort supplémentaire. Comme l'Homo sapiens est un mammifère
plus, la république est la démocratie plus. Plus précieuse et plus
précaire. Plus ingrate, plus gratifiante. La république, c'est la
liberté, plus la raison. L'État de droit, plus la justice. La tolérance,
plus la volonté. La démocratie, dirons-nous, c'est ce qui reste d'une
république quand on éteint les Lumières.

C'est une chose étrange en Europe qu' « une République indivisible,
laïque, démocratique et sociale » selon le préambule de notre
Constitution de 1958 (ou de 1946).

Ce statut de droit légitime un état de fait. A histoire unique,
Constitution unique. Il en découle un certain nombre d'usages,
d'inhibitions, de passions et de devoirs dont nos amis et voisins
démocratiques ne cessent de s'ébaudir ou de s'indigner. Comme l'indiquent
les articles stupéfaits ou rigolards consacrés à « l'affaire du voile »
par les journaux européens les plus sérieux, il va de soi pour un Anglais
ou un Danois que les Français sont une fois de plus tombés sur la tête.
Ils n'ont pas tort. Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque
des insensés eurent l'audace d'arracher à Dieu, pour la première fois, le
gouvernement des hommes sur un canton de la planète, nous sommes
marginaux et à contre-courant. Deux cents ans après et en dépit des
apparences, notre République n'a pas en Europe de véritable équivalent.
En 1889, il n'y avait que deux républiques sur notre continent : la
France et la Suisse. Malgré quelques changements de noms, alentour, je me
risquerai à soutenir que la situation, cent ans plus tard, n'a pas
beaucoup changé.

A l'Audimat planétaire, nous voilà encore plus à l'index. Dans un monde
où sur quelque 170 Etats souverains plus de 100 peuvent être déjà
qualifiés de religieux, les nations laïques forment une minorité en peau
de chagrin. Dans la Communauté européenne qu'on dit sécularisée, la
laïcité n'est nulle part un principe constitutionnel. Pas plus qu'elle ne
l'est aux Etats-Unis d'Amérique (où le Premier Amendement ne stipule que
la séparation des Eglises et de l'État), ou en URSS, où régna pendant
soixante ans une religion d'Etat, le marxisme-léninisme (les Eglises
n'ont évidemment pas l'exclusivité du cléricalisme). Les crucifix
continuent de trôner, bien sûr, dans les écoles publiques d'Espagne. La
déchristianisation n'empêche pas les petits Danois de commencer leur
journée scolaire par un psaume. Ni le « God Save the Queen » de retentir
en Grande-Bretagne où l'anglicanisme est d'Etat. Ni le Code pénal
allemand (article 166) de sanctionner le blasphème, comme celui de la
Hollande, patrie de la tolérance, où Rushdie n'a dû d'être publié qu'à
l'article 147 dudit code qui punit les seules injures faites à Dieu mais
non à ses prophètes. Rappelons qu'en France le blasphème a cessé d'être
un délit en 1791.

Coupons court aux anecdotes. Pasteurs ou prêtres fonctionnarisés,
enseignement religieux obligatoire à l'école sauf demande expresse des
parents, partis confessionnels domi­nants, bonne conscience ou culpabilité
omniprésentes en toile de fond : dans l'Europe du Marché commun, la
politique n'a pas véritablement conquis sa pleine autonomie sur le
religieux, lequel garde par ailleurs le monopole du spirituel. Dans
l'Europe vaticane et luthérienne, où pape, mollahs et rabbins battent le
rappel des ouailles, la république reste un corps étranger, dont rien
n'assure qu'il est inassimilable. Les décisions communautaires ne se
prennent-elles pas désormais à la majorité ?

La laïcité n'a pas sa raison en elle-même : s'y arrêter ou s'en obséder,
c'est la ruiner à terme. Elle n'est qu'un effet secondaire et dérivé d'un
principe d'organisation. La clé de voûte de ce « pilier » n'est pas la
démocratie — rarement laïque — mais la république, qui l'est
nécessairement. Sa remise en question est logique. N'est-ce pas dans
l'hiver 1940 que les devoirs envers Dieu furent rétablis dans les
programmes de l'école primaire, et en 1941 que les curés furent autorisés
à venir faire le catéchisme en classe ? Au moment où, cachée derrière un
auguste Maréchal, une technocratie jeune, compétente et moderniste
prenait à Vichy, entre un Mea culpa et un Te Deum, les commandes de
l'État français, en lieu et place de « la République athée ».

Nous le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre
République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne, autoritaire
et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage monarchique,
cette noblesse d'Etat qui l'empâtent. La République française ne
deviendra pas plus démocratique en devenant moins républicaine. Mais en
allant jusqu'au bout de son concept, sans confusion.

Opposer la république à la démocratie, c'est la tuer. Et réduire la
république à la démocratie, qui porte en elle l'anéantissement de la
chose publique, c'est aussi la tuer. Comment les démêler, s'ils sont
indissociables ? Selon quels critères idéaux ? Tout gouvernement, pour
borné que soit son horizon, repose sur une idée de l'homme. Même s'il ne
le sait pas, le gouvernement républicain définit l'homme comme un animal
par essence raisonnable, né pour bien juger et délibérer de concert avec
ses congénères. Libre est celui qui accède à la possession de soi, dans
l'accord de l'acte et de la parole. Le gouvernement démocratique tient
que l'homme est un animal par essence productif, né pour fabriquer et
échanger. Libre est celui qui possède des biens —entrepreneur ou
propriétaire. Ici donc, la politique aura le pas sur l'économie ; et là,
l'économie gouvernera la politique. Les meilleurs en république vont au
prétoire et au forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le
prestige que donne ici le service du bien commun, ou la fonction
publique, c'est la réussite privée qui l'assure là.

En république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens
composent « la nation », ce « corps d'associés vivant sous une loi
commune et représenté parle même législateur » (Sieyés). En démocratie,
chacun se définit par sa « communauté », et l'ensemble des communautés
fait « la société ». Ici les hommes sont frères parce qu'ils ont les
mêmes droits, et là parce qu'ils ont les mêmes ancêtres. Une république
n'a pas de maires noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs, ou de
proviseurs athées. C'est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des
maires blancs et des sénateurs mormons. Conci­toyen n'est pas
coreligionnaire.

Au-dessus de la nation, il y a l'humanité. Au-dessus de la société, il y
a Dieu. Le président à Paris prête serment sur la Constitution votée par
ceux d'en bas, et à Washington sur la Bible, qui émane du Trés-Haut. Le
premier, après son « Vive la République ! Vive la France ! » terminal,
ira se faire encadrer dans sa bibliothèque avec les « Essais » de
Montaigne dans les mains. L'autre terminera son discours sur « God Bless
America » — et se fera photographier sur fond de bannière étoilée.

En république la liberté est une conquête de la raison. La difficulté est
que si on n'apprend pas à croire, il faut apprendre à raisonner. « C'est
dans le gouvernement républicain, disait Montesquieu, qu'on a besoin de
toute la puissance de l'éducation ». Une république d'illettrés est un
cercle carré, parce qu'un ignorant ne peut être libre, participer à la
rédaction ou prendre connaissance des lois. Une démocratie où la moitié
de la population serait analphabète n'est nullement impensable.

En république, l'État est libre de toute emprise religieuse. En
démocratie, les Eglises sont libres de toute emprise étatique. Par «
séparation des Eglises et de l'État », on signifie en France que les
Eglises doivent s'effacer devant l'État, et aux Etats-Unis que l'État
doit s'effacer devant les Eglises. On comprend pourquoi : en souche
protestante, terrain d'élection de la démocratie, le droit à la
dissidence était inclus dans la croyance, l'esprit de religion ne faisant
qu'un avec l'esprit de liberté, En terrain catholique, le droit à la
dissidence a dû être arraché par l'État à l'Eglise parce qu'elle se
posait en proprié­taire éternel du Vrai et du Bien. Et le rang assigné aux
recteurs d'université et aux membres de l'Académie par le protocole
républicain est celui qu'occupent cardinaux et évêques dans les
cérémonies démocratiques. Une république fait passer ses écrivains et ses
penseurs avant, une démocratie après ses agents de change et ses préfets
de police. Bon indice que l'évolution du protocole,

L'idée universelle régit la république. L'idée locale régit la
démocratie. Ici, chaque député l'est de la nation entière. Là, un
représentant l'est de sa seule circonscrïption, ou « constituency ». La
première proclame à la face du monde les droits de l'homme universel, que
personne n'a jamais vu. La seconde défend les droits des Américains, ou
des Anglais ou des Allemands, droits déjà acquis par des collectivités
bien limitées mais réelles. Car l'universel est abstrait et le local
concret, ce qui confère à chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La
raison étant sa référence suprême, l'État en république est unitaire et
par nature centralisé. Il unifie par-dessus clochers, coutumes et
corporations les poids et mesures, les patois, les administrations
locales, les programmes et le calendrier scolaires. La démocratie qui
s'épanouit dans le pluriculturel est fédérale par vocation et
décentralisée par scepticisme. « A chacun sa vérité », soupire le
démocrate, pour qui il n'y a que des opinions (et elles se valent toutes,
au fond). « La vérité est une et l'erreur multiple », serait tenté de lui
répondre le républicain, au risque de mettre les fautifs en péril. Le
self-government et les statuts spéciaux ravissent le démocrate. Ce
dernier ne voit rien de mal à ce que chaque communauté urbaine,
religieuse ou régionale ait ses leaders « naturels », ses écoles avec
programmes adaptés, voire ses tribunaux et ses milices. Patchwork
illégitime pour un républicain.

La démocratie peut laisser proliférer les particularismes, s'éclater les
égoïsmes parce qu'In God We Trust est sa devise intime, au reste inscrite
sur chaque billet vert. La one nation under God ne risque pas de se
désagréger parce que Dieu est un bon fédérateur. Elle peut se montrer
matérialiste à gogo, individualiste en diable parce que le consensus
intercommunautaire est pris en charge, quelle que soit la diversité des
truchements confessionnels, par le message d'Abraham, (déposé sur la
table de nuit de toutes les chambres d'hôtel). Les libéraux qui veulent
importer en république une moitié de démocratie, sans son volet
religieux, ne remplacent pas ce qu'ils détruisent car, amputée de son
credo puritain, cette forme de gouvernement tourne à la jungle sans foi
ni loi. Le pragmatisme n'est pas à la portée de la république, qui
dépérit sans « grand dessein ». Car la métaphysique dont toute cité
terrestre a besoin, elle ne peut la demander au Créateur ni à aucune
Révélation. Elle doit être à elle-même sa propre transcendance. Elle peut
donc mourir de gestion.

En république, l'État surplombe la société. En démocratie, la société
domine l'État. La première tempère l'antagonisme des intérêts et
l'inégalité des conditions par la primauté de la loi ; la seconde les
aménage par la voie pragmatique du contrat, de point à point, de gré à
gré. Au règne des fonctionnaires, là où l'État, « recteur et vecteur de
la formation nationale »(Pierre Nota), a aussi assuré, et depuis
longtemps, la régulation sociale, s'oppose celui des juristes en terre
marchande et protestante, là où la règle advient par le local et le
privé. Aussi bien le nombre de juristes (avocats, notaires, conseils
juridi­ques) est-il en France très inférieur à celui des pays voisins :1
pour 2000 habitants, mais I pour 1 000 en Grande-Bretagne, 1 pour 1200 en
RFA et 1 pour 500 aux Etats-Unis.

Une république se fait d'abord avec des républicains, en esprit. Une
démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative
indifférence, en se confiant à la froide objectivité de textes
juridiques. 50 % d'abstentions aux élections privent une république de
substance, mais n'entament pas une démocratie. Le gouvernement des juges
n'est pas républicain. Pas seulement parce qu'il dépossède le peuple
législateur de sa souveraineté il dispense chaque citoyen de vouloir, en
son âme et conscience, ce que les lois lui dictent.

Et cela n'est pas contradictoire avec ceci que la démocratie met à
l'honneur le moralisme parce qu'elle confond le privé et le public, les
vertus personnelles et les obligations civiques. On y prend volontiers la
charité pour la justice, l'abbé Pierre pour phare, la Croix-Rouge et les
Restos du Cœur pour une réponse satisfaisante à la « question sociale ».
La république qui sépare soigneusement le privé du public — pour les
mêmes raisons qu'elle sépare le spirituel du temporel — se refuse à juger
ses hommes publics sur leur vie privée (comme aux Etats-Unis). Elle
préfère le civisme. A ses yeux, on ne fait pas de bonne politique avec de
bons sentiments ni même une morale. Il peut donc lui arriver d'exercer
une justice sans charité.

Une démocratie, si elle est petite ou moyenne, ou en dette avec son
passe, peut avoir un statut de protectorat militaire sans malaise ni
reniement. L'Allemagne, le Japon, l'Italie sont des démocraties. Une
république ne peut remettre à un tiers le soin de se défendre sans se
nier comme république. La liberté à l'intérieur ne fait qu'une avec la
souveraineté à l'extérieur. S'y appelle patriote celui qui, ne séparant
jamais l'amour de la liberté de l'amour de son pays, ne reconnaît à sa
patrie aucune supériorité d'essence sur ses voisines. En opprimant plus
faible qu'elle, une république viole ses propres principes, et le
découvre tôt ou tard. En démocratie, les patriotes portent le nom de
nationalistes, qui sont gens redoutables car prêts à échanger la liberté
contre la puissance.

Là où chaque citoyen doit pouvoir répondre de la liberté des autres, et
donc, le cas échéant, porter les armes, on met la nation dans l'armée et
l'armée dans la nation. Que vaudrait l'égalité des citoyens devant la loi
sans l'égalité devant la mort, et dés maintenant le service national ? Le
principe républicain recommande l'armée de conscrïption. En démocratie,
la défense nationale est souvent en temps de paix l'apanage de
professionnels (comme aux Etats-Unis et du Royaume-Uni).

En république, la citoyenneté ne dépend pas d'une situation de fait mais
d'un statut de droit. Le droit de vote, par exemple, on l'a ou on ne l'a
pas, mais si on l'a, c'est à part entière. La souveraineté populaire ne
se débite pas en tranches et les droits politiques ne se hiérarchisent
pas. Une démocratie en revanche peut admettre d'avoir des citoyens de
première, deuxième, troisième classe (un peu comme à Athènes) : elle
seule peut distinguer entre « droit de vote aux élections municipales »
et « droit de vote aux élections nationales » — distinction contraire à
l'éthique comme à la légalité républicaines.

En république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village la
mairie, où les élus délibèrent en commun du bien commun, et l'école, où
le maître apprend aux enfants à se passer de maître. Ou encore, pour
faire image, l'Assemblée nationale et la Sorbonne. En démocratie, ce
sont le temple et le drugstore, ou encore la cathédrale et la Bourse.

La république, dans l'enfant, cherche l'homme et ne s'adresse en lui qu'à
ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte
l'enfant dans l'homme, craignant de l'ennuyer si elle le traite en
adulte. Nul enfant n'est comme tel adorable, dit le républicain, qui
veut que l'élève s'élève. Tous les hommes sont aimables parce que ce sont
au fond de grands enfants, dit le démocrate. Cela peut se dire plus
crûment: la république n'aime pas les enfants. La démocratie ne respecte
pas les adultes.

En république, la société doit ressembler à l'école, dont la mission
première est de former des citoyens aptes à juger de tout par leur seule
lumière naturelle. En démocratie, c'est l'école qui doit ressembler à la
société, sa mission première étant de former des producteurs adaptés au
marché de l'emploi. On réclamera en ce cas une école « ouverte sur la vie
», ou encore une « éducation à la carte ». En république, l'école peut
être qu'un lieu fermé, clos derrière des murs et des règlements propres,
sans quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) à l'égard
des forces sociales, politiques, économiques ou religieuses qui la tirent
à hue et à dia. Car ce n'est pas la même école, qui se destine l'une à
libérer l'homme de son milieu et l'autre à mieux l'y insérer. Et tandis
que l'école républicaine sera réputée produire des chômeurs éclairés, on
verra dans l'école démocratique une pépinière d'imbéciles compétitifs.
Ainsi va la méchanceté, par tirs croisés.

La république aime l'école (et l'honore); la démocratie la redoute (et
la néglige). Mais ce que les deux aiment et redoutent le plus c'est
encore la philosophie à l'école. Il n'est pas de moyen plus sûr pour
distinguer une république d'une démocratie que d'observer si la
philosophie s'enseigne ou non au lycée, avant l'entrée à l'université.
On verra que dans la partie la plus démocratique de l'Europe, celle du
Nord, de souche protestante, c'est l'enseignement religieux qui en
tient lieu dans les classes terminales. Les systèmes d'enseignement
démocratiques tiennent la philosophie pour un supplément d'âme
facultatif, à se partager entre pasteurs et poètes. En république, la
philosophie est une matière obligatoire, qui n'a pas pour fin d'exposer
des doctrines mais de faire naître des problèmes. C'est l'école et
notamment le cours de philosophie qui, en république, relie d'un lien
organique les intellectuels au peuple, quelle que soit l'origine sociale
des élèves.

Parce qu'elle est une idée, philosophique, la république est
interminable, Elle se poursuit elle-même indéfiniment dans l'histoire, et
ce qui la porte en avant est cet infini même, cette insatisfaction de
soi. Farce qu'elle est un fait, sociologique, la démocratie peur se
trouver belle en son miroir. Ce contentement de soi assez fréquent permet
une propagande ethnocentrique mais efficace, Se jugeant indépassable, une
démocratie se donne en modèle mondial, non sans bonne conscience. Se
sachant imparfaite, et toujours trop particulière au regard de la
République universelle qu'elle appelle de ses vœux, une république ne
sera jamais qu'un exemple.

En démocratie, où l'opinion fait loi, l'argent fait prime. Les appareils
de production d'opinion coûtent en effet de plus en plus cher, L'image
déclasse l'idée, l'oral domine l'écrit ; et dans les campagnes
électorales d'une démocratie, l'affiche exhibe la photo couleur
(coûteuse) du candidat, non sa profession de foi écrite noir sur blanc
(bon marché). Aussi le publicitaire commande-t-il au responsable
politique, qui en règle générale devra manœuvrer, après son élection,
sous chantage médiatique. Il réglera sa politique selon les images qu'on
peut ou non en donner, ajustant ses décisions successives aux degrés d'un
baromètre dit d'opinion, lui indiquant chaque semaine la cote de
popularité des uns et des autres. Tout comme le directeur d'une chaîne de
télévision ajuste dans sa programmation l'offre à la demande en fonction
des résultats de l'Audimat.

En république, le principe, qui est autre chose que le compromis des
intérêts, règle les conduites. Un parti politique, par exemple, n'est pas
une machine à conquérir et conserver le pouvoir. Il s'accorde non sur un
visage ou une vague promesse mais sur un programme, et si le Souverain
passe contrat avec lui, par son vote, ce parti sera tenu d'honorer son
contrat. Pas plus qu'elle ne confond l'instruction avec l'information ou
la recherche des raisons premières des choses avec les dernières
nouvelles du monde, la république ne fait pas l'amalgame entre le
suffrage et le sondage, la cité et la société. Car ceux qui confondent le
peuple et la foule, ce qui est institué et ce qui est déchaîné, finissent
par confondre la justice et le lynch. Ce qui doit être et ce qui est. Ce
qui mérite de rester et ce qui mérite de passer.

Le maître mot en démocratie sera donc communication. Et en république,
institution. Il n'est pas étonnant que dans le vocabulaire républicain,
instituteur ou institutrice soit un terme noble, comme la fonction, alors
qu'il tend à faire honte en démocratie. Du rectangle sacré — tableau noir
ou petit écran — dérivent deux types de nomenklatura. Chaque régime sa
noblesse. Celle de la vie et celle du diplôme. Le journaliste, le
publicitaire, le chanteur, l'acteur, l'homme d'affaires composent le
Gotha d'une démocratie. Le professeur, le tribun, l'écrivain, le savant,
et même, paradoxe apparent, l'officier, composent celui d'une république.

Une démocratie peut vivre à son aise dans le vacarme ambiant, sûr qu'à
terme un ordre s'en dégagera tout seul. En république, la distinction et
le discernement exigent des enceintes et des plages de silence. La
première peut se définir comme on optimisme du bruit et la seconde comme
un optimisme du recueillement. La « fête de la musique » (comme s'appelle
ce jour-là le bruit) incarne la philosophie d'une démocratie, la minute
de silence concentre l'âme d'une république.

La mémoire est la vertu première des républiques, comme l'amnésie est la
force des démocraties. Là où l'homme fait l'homme, chaque enfant en
naissant est âgé de six mille ans. Quand on n'a que l'histoire pour soi,
s'amputer du passé serait se mutiler soi-même. Quand c'est Dieu qui fait
l'homme, il le refait intact à chaque naissance. Inutile de se remémorer
ce qu'il y avait avant nous, chaque époque recommence l'aventure à zéro.
Les plus grands honneurs seront rendus ici aux bibliothèques, là aux
télévisions. Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des
grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue le
temps agréablement. Une république comme une bibliothèque est composée de
plus de morts que de vivants, alors qu'en démocratie comme à la télé
seuls les vivants ont le droit d'informer les vivants. Chaque système a
ses inconvénients, on en discute.

La république aime l'égalité, sans être égalitariste. Car ce n'est pas la
justice mais le ressentiment qui entend niveler les conditions et les
récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts. Il s'agit de
les proportionner — éternel problème sans formule passe-partout, dont la
solution toujours précaire appelle l'interminable combat pour la justice.
L'égalité sociale n'est pas au programme de la démocratie où l'on parle
d'autant plus haut et fort des libertés publiques et individuelles qu'on
veut surmonter l'embarras suscité par les inégalités économiques. Sous le
terme d'« égalité », le démocrate peut se contenter de l'égalité
juridique devant la loi ; mais le républicain y ajoute obligatoirement
une certaine équité des conditions matérielles, sans laquelle le pacte
civique devient, à ses yeux, un faux-semblant léonin. Le fait que des
myriades de parias et d'intouchables y meurent chaque jour sur les
trottoirs n'empêche pas l'Inde d'être une authentique démocratie (malgré
son nom de République). Le fait qu'à New York des milliers de homeless et
de drogués dorment dans les parcs en hiver, que les pauvres aient leurs
hôpitaux et leurs écoles et les riches les leurs, sans comparaison
possible, n'enlève rien au rayonne ment mondial et justifié de la statue
de la Liberté. Il n'y a plus, dans un pays, de république, mais il y a
encore démocratie lorsque l'écart des revenus et des patrimoines y est de
l à 50. L'idéal républicain postule, lui, un certain respect des
proportions. Les salaires faramineux des vedettes et des puissants du
jour, par hasard révélés au public, ne suscitent chez le fauché démocrate
qu'un haussement d'épaules simples rançons, dira-t-il, de la liberté
d'entreprendre. Ce n'est pas, en revanche, pour le républicain, poser à
l'ascète ou au spartiate que de réprouver les fossés du luxe et
l'accroissement des privilèges. La pauvreté émeut une démocratie elle
ébranle une république. La première veut un maximum de solidarité— et
quelques dons. La seconde, un minimum de fraternité, et beaucoup de lois.
Et ce que l'une confie à des fondations, l'autre le demande d'abord à des
ministères.

On peut aussi traduire ces deux sensibilités en idéologies rassurantes et
répéter avec les grands ancêtres le socialisme, c est la république, et
le libéralisme, la démocratie, poussées l'une et l'autre jusqu'au bout.
Mais cette opposition, parfaite ment exacte, apparaîtra rétro aux
lecteurs de « Globe ». Les socialistes eux-mêmes, ces « vieux
républicains », se voulant désormais jeunes et branchés, le thème «
inégalités sociales » passe derrière l'antienne « droits de l'homme ».

Un républicain se gardera de dissocier l'homme du citoyen parce que c'est
l'appartenance à la cité qui donne à un homme ses droits politiques. Dés
le moment où l'individu n'est plus traité comme citoyen mais comme un
simple particulier, l'esclavage pointe à l'horizon — et dans l'immédiat,
l'arbitraire, qui est l'absence de lois. La liberté en république
n'advient à l'individu que par la force des lois, c'est-à-dire par
l'Etat. Il n'est pas étonnant que les démocrates ne parlent que des «
droits de l'homme » quand un républicain ajoute toujours : « et du
citoyen ». Ajout qui n'est pas à ses yeux complément mais condition.
Comme la laïcité est la condition de la tolérance et non son opposé.

Cela n'interdit pas qu'en son privé, et assez souvent, le républicain
réfractaire à l'air du temps se conduise en « individualiste » et le
démocrate, âme poreuse que le social oblige, en « socialisé ».
L'individualisme, dont la démocratie fait religion, devient alors l'âme
d'un monde sans individus, l'arôme spirituel du mouton. La statistique
promeut plus sûrement l'opinion médiocre que l'opinion éclairée. Les
chambardeurs qui vénèrent la différence, brocardent vulgates et
orthodoxies, baptisent « liberté » le « fais ce que voudras », se
ressemblent parfois plus entre eux que les esprits rangés pour qui la
liberté consiste à bien penser et à faire ce qu'on doit. Thélème n'est
pas toujours où l'on pense.

Combler les écarts entre individus, c'est l'idéal d'un monde où une
discussion est dite utile lorsqu'elle permet à des adversaires
d'harmoniser in fine leurs points de vue en émoussant les arêtes, comme
si la démocratie nous imposait ce devoir envers autrui : tomber d'accord.
En république, on ne juge pas inutile de débattre pour clarifier ses
différences, voire pour les aiguiser dans un mutuel respect. « Les
extrêmes me touchent » est le mot d'un républicain. « Tout ce qui est
excessif est insignifiant » celui d'un démocrate. La gageure du
républicain: allier la malséance à la courtoisie. Incommode, on le voit,
ce régime qui a d'abord besoin d'esprits incommodes.

La démocratie, qui marche au consensus, a besoin, pour se désennuyer, de
scandales et de « révélations », comme de « in » et de chic, la mode
servant d'ombre portée au conformisme. Monstre d'orgueil et âme noble,
Stendhal est le républicain par excellence. Son ami Mérimée, un démocrate
profond. Victor Hugo est républicain, Sainte-Beuve démocrate. (Faubert ni
l'un ni l'autre.) Il fallait être un peu seigneur pour dire non à
Napoléon III, ami des pauvres et champion avoué de la démocratie, à qui
le suffrage universel donna la majorité jusqu'à la fin. Minoritaire, un
républicain s'enflamme. Un démocrate en minorité est un homme (ou une
femme) déprimée(e).

Il n'y aurait pas jeu de société plus actuel que le « qui est quoi ? »
Joxe et Chevènement, « républicains » ? Lang et Jospin, « démocrates » ?
Chevénement a rendu son honneur à l'Ecole, mais Joxe admet volontiers le
« foulard » dans l'école publique. Rien n'est simple. Mitterrand semble
« républicain » dans l'adversité, « démocrate » par beau temps, vent en
poupe (cela vaut mieux que l'inverse). Janus bifrons, il file à présent
des jours tranquilles à l'Elysée. Michel Rocard est un démocrate type.
Dans les allées du pouvoir, partout, les républicains ont cédé le pas. En
règle générale, le républicain n'aime pas l'économie, qui le lui rend
bien, Les inspecteurs des Finances, eux, adorent la démocratie. On sait
qu'avoir l'économie pour idéal conduit vite à faire l'économie de
l'idéal. A l'inverse, ne pas faire ses comptes, c'est faire bon marché de
la sueur des hommes. Trop d'économisme tue la république ? Pas assez,
aussi. Rien n'est simple. « Le Monde » fut longtemps un journal «
républicain ». « Libération » est un journal « démocrate » depuis le
début. Antirépublicain de naissance, en quelque sorte, par filiation
soixante-huitarde.

Il pourrait s'en déduire une petite caractérologie amusante pour longue
soirée d'hiver. Si forte est l'interpénétration des types que vous serez
sûr, au moment de dire une vérité, de faire aussi une bourde, Mais
comment résister à la tentation d'observer que le républicain est
meilleur à l'écrit et le démocrate à l'oral ? L'un séduit (hommes ou
femmes) en marquant ses distances : c'est un froid(e). Il (ou elle) peut
en jouer. C'est un être de fidélité, mais égoïste. L'autre est
chaleureux, plus facile d'accès. Il propose à tous et à toutes et tout de
suite de bons moments. C'est un être de proximité. De fugacité aussi.
Quand il parle en public, le républicain semble emphatique ou cassant. Ce
qu'il dit est peut-être juste, mais cela sonne faux. Le démocrate est
enjoué et piquant : c'est peut-être faux mais ça sonne juste. Pour celui-
ci, un homme en tête du hit-parade ne peut pas être tout à fait mauvais.
Ni un auteur non reconnu vraiment bon. L'autre aussi lira son Top 50 mais
de bas en haut. Le républicain est-il misogyne ? Et le démocrate
androgyne ? Dangereux dans notre culture sont les poncifs sexuels. Mais
éclairantes, les polarités. Disons alors que l'Homo republicanus a les
défauts du masculin, l'Homo democraticus, les qualités du féminin. Au
républicain importe surtout le temps qui passe, celui qui ronge et
dégrade l'énergie.

D'où l'angoisse, la crispation. On se raidit parce que cela se défait
tout seul. Au démocrate importe d'abord le temps qu'il fait. Pas
d'inquiétude, les saisons tournent, et le soleil viendra après la pluie.
Le jean après le tchador. La réconciliation après la bataille. Il croit
si peu en la guerre qu'il prépare déjà la paix au premier coup de feu.
C'est dangereux en période de crise. Qui est le sage, qui est le fou ?
Comment savoir ? Il faudrait les marier, ces deux-là. Ça réduirait les
risques. Rassurez-vous. La vie le fait toute seule, comme en se jouant.

En matière politique, la critique des beautés n'est guère conseillée. On
préfère s'attarder sur les anomalies et les monstruosités. Non sans
motif: elles nous dévoilent, dit-on, le fond des choses. Il y a une
pathologie de la république. Au siècle dernier, Hippolyte Taine, l'auteur
le moins lu et le plus cité par nos hommes de gauche modernes (à leur
insu), a tout dit sur le jacobin glacial et sans âme, égaré par l'esprit
de géométrie, méprisant les hommes réels au nom d'une idée de l'homme.
Cet « abominable » théoricien ce « régent de collège » est un danger
public ambulant. Regardez-le passer. Sec, maigre, suspicieux — une
guillotine au fond des yeux. Ecoutez-le parler. Il explique tout et ne
comprend rien. Et tout n'est pas faux dans cette caricature
conservatrice. Il est vrai qu'une république malade dégénérera en
caserne, comme une démocratie malade en bordel. Une tentation autoritaire
guette les républiques incommodes, comme la tentation démagogique les
démocraties accommodantes.

Il serait décent de mettre en vis-à-vis les dérapages, mais les
adversaires de chaque modèle crieront à la fausse symétrie. C'est un fait
qu'aujourd'hui la critique du modèle républicain s'exerce volontiers à
partir de sa maladie. Dans la fermeté des principes, on dénoncera la
rigidité des attitudes; dans la volonté de cohérence, le goût de la
coercition ; dans la logique, le simplisme. Le républicain inculpé ne
trouvera qu'avantage à retourner le compliment au démocrate : vous me
jugez arrogant (le terme le plus fréquemment associé à « français » dans
toutes les bouches d'Europe) ? Je vous trouve bien complaisant.
Dogmatique, moi ? Regardez-vous dans la glace, jeune homme plus
éclectique que vous on meurt. Vous vantez votre souplesse, pour vous
cacher votre mollesse. Réaliste, vous ? Opportuniste, vous voulez dire.
Vous me voyez guerrier et sectaire? Je vous vois capitulard et courant
d'air. Ces échanges de politesses permettent à chaque camp de resserrer
les rangs. La diatribe a cet avantage qu'elle évite le dialogue. Chacun
se trouve beau dans le miroir déformant du voisin : la polémique par la
pathologie est une ruse classique du narcissisme.

Ce n'est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république
excitent à présent mille fois plus de railleries que celles de la
démocratie. Le rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces. Dans
la République française de 1989, la république est devenue minoritaire.
Et le minoritaire aux yeux du démocrate est toujours laid.

Le démocrate a vaincu. Le républicain ne semble plus mener que des
combats d'arrière-garde. Cette victoire par KO ne sanctionne pas la fin
d'un match, pour la simple raison qu'il n'y a pas eu affrontement mais un
glissement de plaques tectoniques sous nos pieds. La nation continue de
parler en république, la société agit et pense en démocratie. Il y a
décalage entre la norme et la culture, entre l'histoire de France et la
vie des Français. Ce déphasage entre le protocole et les usages explique
le porte-à-faux des élèves et des professeurs. Comme le montrent les
enquêtes sur le voile, un Français de plus de 45 ans a deux chances sur
trois de réagir en républicain, et de moins de 25 en démocrate. La
république paraît une idée de vieux. L'école laïque aussi, Ni l'une ni
l'autre ne sont « sympas ». Elles impliquent des devoirs quand tout
alentour nous parle droits de l'homme, avoir sans débit, plaisir sans
peine. Intégration sans règle. Les démocrates aiment mieux la jeunesse
que les principes ?. Ce n'est pas une nouvelle. L'époque est à l'ample,
non au cintré ; aux épaulettes, non à la blouse grise. Il faut vivre avec
son temps, peu importe la loi si elle est d'un autre âge. Ainsi avons-
nous célébré en 1989 la naissance de l'idée française dans les formes
américaines, et tout le monde d'applaudir au défilé Goude, apothéose
démocratique, abomination républicaine. « On m'a volé mon Bicentenaire »
? Non : on m'a volé ma République.

Disons qu'il y a eu décalage entre l'intention et le résultat. Parti en
1981 pour « réconcilier le socialisme et la liberté », grandiose
aventure, la gauche en est arrivée à réconcilier Raymond Barre avec
Harlem Désir. C'est méritoire, mais pas vraiment surhumain, car ils
n'étaient pas vraiment brouillés (la convivialité n'ayant jamais fait
tort à la Bourse). Sous le nom de « socialisme »,les descendants du Parti
républicain prônent et pratiquent la démocratie libérale, Michelet a
accouché de Tocqueville. Bonne ou mauvaise, la surprise mérite
explication.

On ne reprendra pas ici dans le détail les crises, mutations,
métamorphoses, écroulements, dépassements qui ont envoyé à la trappe, à
domicile, le modèle républicain. Les sociologues font fort bien leur
métier, et c'est évidemment un phénomène de société que l'abdication de
l'idée devant l'image, du père devant le fils de pub, de la chose
publique devant les cultes privés.

Il faudrait évoquer l'affaiblissement matériel, objectif, mesurable, de
la France dans le monde. Cette mise à niveau a rasé les vieilles haies du
bocage, donnant libre cours au vent d'Amérique qui balaie tout sur son
passage. Comme le soft chasse le hard, les santiags les galoches, le
compact les 45-tours. Et le fax le bélino. Les sociologues parlent
d'acculturation, comme les philosophes jadis d'aliénation, pour décrire
ces situations où le propre est vécu comme autre et l'étrangeté comme
propre. La république, frappée parait-il d'obsolescence technologique
comme un produit de première génération, est sentie par ses inventeurs
comme une chose étrangère et étrange, un folklore un peu comique. Non ou
pas seulement parce que les sciences sociales ont supplanté la
philosophie à l'université, mais perce que des deux côtés de la rue
Soufflot, à l'angle du boulevard Saint-Michel, un Free Time et un
McDonald's ont remplacé le Maheu et le Capoulade. Les formes du décor
urbain ont plus d'incidence qu'on ne croit sur les contenus
d'enseignement. Ce qu'on mange sur ce qu'on croit, et ce qu'on entend sur
ce qu'on attend.

Notre establishment intellectuel, qui regarde l'histoire de France depuis
les self-services d'outre-Atlantique, n'en revient pas de nos menus à
prix fixe. Aussi a-t-il escamoté « De la République en France » sous « De
la démocratie en Amérique ». Tournant le dos à Michelet, ce naïf, ce
pompier, il a demandé à M. Tocqueville de présenter 1789 au public,
c'est-à-dire d'expliquer la Révolution comme une simple étape locale de
l'avènement démocratique mondial, qui met la Révolution entre
parenthèses, et la République. Notre establishment médiatique monte en
une « la fin de l'Histoire » de M. Fukuyama, fonctionnaire au Département
d'Etat américain, qui, dans la revue « National Interest » (imagine-t-on
une revue française avec un pareil titre ?), traduit fort improprement ce
que M. Kojève expliquait fort subtilement à Paris après guerre et à sa
suite des dizaines de philosophes français. Notre establishment politique
tient pour un progrès qu'un gouvernement de gauche saisisse le Conseil
d'Etat et non le parlement sur la question de l'école. « Etat de droit »
fait chic, « peuple souverain », ringard. Le gouvernement des juges
n'est-il pas le dernier mot de la démocratie ? Les « autorités
administratives indépendantes » ne sont-elles pas, partout, des garants
d'objectivité et de neutralité? Bien archéo, le naïf qui croit que le
juge était là pour appliquer la loi, et le citoyen pour la faire. C'est
l'inverse.

Il faudrait évoquer l'abaissement de l'Etat et de l'idée d'Etat au-
dedans. Le recul du service public sous couvert de la lutte contre les
monopoles d'Etat. Le salut par la privatisation, le mécénat et la
sponsorisation, l'alignement des chaînes publiques sur les chaînes
privées, et tant de reconversions amplement décrites. La République ne
veut pas un Etat fort mais un Etat digne. Quand, les ressources
budgétaires en baisse, la dignité devient hors de prix, le mieux-disant
démocratique emporte le marché. Ce n'est pas un choix mais un
automatisme.

Il faudrait évoquer la crise de la raison et de l'universel du XVIIIème
siècle, Hiroshima et Tchernobyl, mais aussi Lévi-Strauss, Freud,
Nietzsche et le père Marx qui ont, sans aucun doute, relativisé les
absolus de Condorcet, tous les présupposés de son club de pensée
ingénument baptisé Société des Amis de la Vérité, qui le premier en
France lança, en 1971, le manifeste républicain. Sans oublier le retour
de la famille et des bons sentiments, la victoire de la tripe sur la
logique, de l'humanitarisme sur l'humanisme. La promotion du médecin et
la dépression du militant. Le regain de la vie associative et
l'évaporation des partis.

Il faudrait évoquer la décentralisation, le come-back des notables, la
nouvelle gloire des féodalités provinciales, le retour de Maurras par la
gauche, « vivre au pays » et « droit à la différence ». La réhabilitation
démocratique de l'Ancien Régime et de ses « diversités ». La
régionalisation pédagogique, l'abandon subreptice du concours national
comme de l'inspection générale, bref la liquéfaction de l'école comme
institution au bénéfice des « communautés éducatives ». Il nous faudrait
surtout et d'abord parler de l'Europe, notre beau messianisme de riches.

Ce gros et mol estomac se fait assez peu remarquer. C'est que nous sommes
dedans, et son action est lente. Les sucs gastriques communautaires
dissolvent en silence les divers résidus des accidents de l'histoire
européenne. Contre-culture assez singulière, la république était l'un
d'eux. Sa digestion se fait démocratiquement à la majorité. Par réduction
des marges de souveraineté de l'Etat et subordination du législateur au
technocrate, qui n'a à répondre de rien devant personne. La bouillie
sera-t-elle conforme ? Pas plus qu'on ne naît laïque on ne naît
républicain : on le devient. On peut aussi, et pour les mêmes raisons,
cesser de l'être. La république n'est pas une prédestination mais une
situation. Elle se gagne par l'effort, et se perd sans effort. L'avenir
dira si « l'intégration européenne » désignera ou non la meilleure façon
qu'avait l'Europe d'enlever de sa chaussure le petit caillou français,
que lui avait glissé en partant, la vilaine, notre Révolution.

Dans l'Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier
Etat-nation du continent devient retardataire. On s'était cru en avance
parce qu'on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, pour qu'une
société se fonde non sur l'obéissance des fidèles, ni sur l'appétit de
consommateurs, mais sur l'autonomie des citoyens. Si Dieu revient un peu
partout avec ses capucins et ses traders, en force ou en douceur,
l'avant-garde se retrouve à la remorque. Pour se montrer concurrentielle,
la France devra-t-elle alléger son train de vie, se décrisper en quelque
sorte ? Une république à Bruxelles, n'est-ce pas bien encombrant ?

Le modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens dans
les rues et de plus en plus d'individus à la maison, inspire la
Communauté des convoitises, non celle des principes. « Eppur se muove ».
N'est-ce pas fuir la réalité que d'habiller l'Europe des banquiers, la
seule qui existe, avec le bleu de chauffe d'une Europe des travailleurs
dont l'espoir ne luit que dans nos banquets ? La gauche française a fait
de la construction européenne un mythe de substitution, censé combler le
vide laissé dans les esprits par l'abandon du projet de construction
d'une société nouvelle (ce dernier s'étant brisé, comme la barque de
l'amour, contre la réalité). Elle n'avait peut-être pas le choix. Mais
c'est un piège : si les socialistes veulent être de bons Européens, ils
seront de mauvais socialistes. Et vice versa.

Il suffirait de bons républicains. Et qu'au lieu d'apprendre de nos
partenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en bons élèves
méritants, ils soient assez lucides et culottés pour leur proposer les
rudiments de la république (laïque et démocratique). Il n'est rien dont
l'Europe ait aujourd'hui plus besoin : restituer aux individus leur
dignité de citoyens. Si l'espace public ne leur confère plus cette
dignité, ils iront la chercher ailleurs. Car il n'est pas de lien social
sans référence symbolique. L'Etat commun à tous viendrait-il à perdre la
sienne que les Eglises et les tribus le remplaceraient bientôt dans cette
fonction unificatrice. Par simple appel d'air. Quand une république se
retire sur la pointe des pieds, ce n'est pas l'individu libre et
triomphant qui occupe le terrain. Généralement, les clergés et les mafias
lui brûlent la politesse, tant il est vrai que chaque abaissement moral
du pouvoir politique se paie d'une avancée politique des autorités
religieuses, et d'une nouvelle arrogance des féodalités de l'argent.

Car le sentiment ne suffit pas. Il faut à la liberté personnelle des
institutions, à la volonté raisonnable des appartenances. Elles
s'affaissent sans ossature. Une société de compassion et de bonnes
paroles, sans règles ni discipline, ouvre la porte à des duretés
imprévisibles. Hier, c'est l'Etat et ses censures qui menaçait
l'autonomie de l'individu, comme la liberté de conscience et
d'expression. Aujourd'hui, c'est de la « société civile » — tohu-bohu
d'appétits et d'intolérances masquées —que montent les plus grands périls
(les demandes d'interdiction et d'exclusion). La loi du cœur ne peut à
elle seule faire face à la montée de pouvoirs de plus en plus intolérants
et incontrôlés — médias, clergés, sciences, administration. La défense de
l'autonomie individuelle passe à présent par la défense de l'Etat
républicain et de la société qui lui correspond. L'ironie du sort faisant
du plus impossible des régimes politiques le plus nécessaire. Du plus
ringard, le plus futuriste,

Et si la République, qui est d'hier, revenait demain ? Ce ne serait pas
la première pirouette de l'opéra-planète qui n'a jamais cessé de suivre
en son for intérieur le mot d'ordre de Giuseppe Verdi : « Tournons-nous
vers le passé, ce sera un progrès ». Pour être résolument modernes, osons
être archaïques. C'est en ressuscitant l'Antiquité gréco-romaine que les
hommes de la liberté, ces grands nostalgiques, enjambant le XVIIIème vers
l'arrière, ont devancé tous leurs contemporains. Nous oublions trop que
l'Ancien Régime, c'était leur modernité à eux. Ne la trouvant pas assez
moderne, ils vainquirent l'ancien par l'antique : le style Louis XV par
la rhétorique Brutus, Boucher par David. L'invention du futur a de ces
ruses, comme si l'histoire, parfois, devait reculer pour mieux sauter.

On voulait hier nous enfermer dans le dilemme d'un capitalisme libéral,
élégant et cynique, et d'un socialisme étatiste, idiot et cynique. On a
bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait pas l'essentiel en
l'homme, qui est d'ordre culturel. Le second, qui trépasse, n'assurait
même pas le minimum vital. Voudrait-on aujourd'hui pour faire pièce au
nous-autres de l'Homo religiosus nous sommer de rallier le moi-je de
l'Homo economicus qu'on répondrait : merci beaucoup, le nous-tous de la
reconnaissance civique suffit. Il se pourrait en effet que le progrès,
rétrograde à sa façon, nous donne à choisir entre deux sortes de retour
la régression religionnaire ou la régression républicaine. Les tribus ou
la nation. Les capucins ou les proviseurs. Auquel cas nous aurions tout
intérêt à demander à Condorcet, Michelet et Jules Ferry de revenir faire
trois petits tours à la télé. Une République française qui ne serait pas
d'abord une démocratie serait intolérable. Une République française qui
ne serait plus qu'une démocratie comme les autres serait insignifiante.

Régis Debray


Je reprends ici la plume pour constater que selon les critères de Régis Debray, je suis très largement un républicain, et que j'enseigne la république. Trois générations (au moins) au service de la République, ça laisse des traces...