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Sergueï Glaziev sur les intégrations désastreuses dans l'UE

Démarré par JacquesL, 19 Janvier 2014, 04:09:42 PM

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JacquesL

La position institutionnelle de Sergueï Glaziev est à comprendre avant de le lire :
Il est conseiller économique de Vladimir Poutine, membre de l'Académie Russe des Sciences.
CiterL'économiste russe Sergueï Glaziev est en contact avec l'économiste américain Lyndon LaRouche depuis plusieurs années. Il est aujourd'hui conseiller du Président russe pour l'Intégration économique régionale.
Voici quelques extraits de son article article "Qui a le plus à gagner ? Les facteurs économiques et politiques de l'intégration régionale", publié le 27 décembre 2013 en anglais sur le site de Russia in Global Affairs .
http://www.solidariteetprogres.org/actualites-001/article/sergei-glaziev-l-union-economique-eurasiatique-n.html

CiterSergueï Glaziev : l'Union économique eurasiatique n'aspire pas à devenir un Empire comme l'UE
Par Sergeï Glaziev, le 27 décembre 2013.

L'étrange situation dans laquelle se trouve l'Ukraine dans son choix de vecteur d'intégration économique nous amène à réfléchir sur la combinaison optimale des facteurs politiques et économiques pour l'intégration régionale.

Ce qui rend cette situation étrange est le fait que le chemin vers l'intégration européenne, que Kiev se voit pressé d'emprunter, est économiquement erroné.

Une analyse d'experts économiques ukrainiens et russes de premier plan montre qu'une zone de libre-échange UE-Ukraine compliquera inévitablement la tâche de l'Ukraine pour se développer, ou même pour maintenir des relations économiques avec l'Union douanière [Russie, Biélorussie, Kazakhstan, ndlr] dans tous les grands secteurs. Ceci aura pour résultat, avant tout, de restreindre la coopération dans la recherche et le développement dans les domaines de l'aéronautique, des centrales électriques, de la production d'équipement pour l'industrie spatiale, de l'industrie nucléaire et de la construction navale.

Une entente pour une zone de libre-échange UE-Ukraine, qui forcera naturellement les pays membres de l'Espace économique commun [la Russie et ses principaux partenaires, ndlr] à prendre des mesures pour protéger leur marché, aura également un impact sur d'autres secteurs vulnérables de l'économie ukrainienne, telle la production d'aliments, la fabrication de matériel de transport et autres équipements et l'agriculture. La part de l'Ukraine dans les importations russes de denrées alimentaires devrait plonger d'un tiers. Un accroissement du déficit de la balance commerciale, ainsi qu'une capacité amoindrie à emprunter auprès d'autres pays, pourraient conduire l'Ukraine au défaut de paiement et menacer les promesses [d'aide financière, ndlr] qu'aurait faites l'UE à son nouvel associé.


Des promesses vides

Pour rassurer le public ukrainien, les émissaires politiques européens n'hésitent pas à mentir effrontément. Le Commissaire européen à l'élargissement et à la politique de voisinage Stefan Füle raconte des fables selon lesquelles une zone de libre-échange UE-Ukraine garantirait un taux de croissance annuel de 6 % du PIB ukrainien (déclaration faite lors d'une table ronde de discussion au Parlement ukrainien le 11 octobre 2013).

Or, toutes les estimations, incluant celles des analystes européens, font part d'un ralentissement inévitable dans la production de biens ukrainiens dans les premières années suivant la signature de l'Accord d'association, puisqu'ils sont condamnés à une perte de compétitivité par rapport aux produits européens. Le ministre suédois des Affaires étrangères Carl Bildt, dans une déclaration faite lors du 10e forum d'échange de Yalta du 20 septembre 2013, a été encore plus effronté : il a prétendu qu'une adhésion de l'Ukraine à l'Union douanière provoquerait un effondrement de 40 % de son PIB, et a promis une croissance de 12 % du PIB si l'Ukraine signait l'Accord d'association. (...)

Une analyse non biaisée révèle des motivations purement politiques derrière le Partenariat oriental de l'UE, dont l'objectif est de bloquer les possibilités pour les républiques de l'ancienne Union soviétique de participer à l'intégration économique eurasiatique avec la Russie. L'essence anti-russe de cette politique est clairement visible dans les efforts soutenus des politiciens et services secrets des pays membres de l'OTAN, pour interférer dans les affaires intérieures des États nouvellement indépendants, fomenter une propagande anti-russe et favoriser des forces politiques anti-russes. Toutes les révolutions de « couleur » inspirées par l'Occident dans l'espace post-soviétique ont pour racine une russophobie frénétique et visent à empêcher l'intégration avec la Russie. Les pertes économiques et les calamités sociales résultant de telles politiques en Géorgie, au Kirghizstan, en Ukraine et en Moldavie n'ont pour eux aucune importance.

L'isolement des anciennes républiques par rapport à la Russie ne peut qu'empirer leur situation économique, en raison de la rupture des relations économiques et la perte de marchés établis. Pour forcer des décisions économiques aussi iniques, la politique du Partenariat oriental cherche à dépouiller les partenaires orientaux de leur souveraineté en matière de commerce extérieur. Des projets d'accord d'association avec l'UE engagent les pays candidats à se plier sans discussion aux directives sur la politique commerciale, la régulation technique et tarifaire, les normes sanitaires, les contrôles vétérinaires et phytosanitaires, les subsides et les marchés publics. Les pays associés à l'UE n'ont aucun droit de participer dans la définition ou l'adoption de ces règles ; ils doivent y obéir sans condition. Ils doivent également s'engager à participer dans la résolution de conflits régionaux sous les conseils de l'UE.

En d'autres termes, les anciennes républiques soviétiques qui signent un accord d'association se voient assignées un rôle de colonie, et doivent se plier à la juridiction européenne en matière commerciale et à sa réglementation économique.

Par exemple, dans toutes ses sections, le projet d'Accord d'association oblige l'Ukraine à entreprendre toute une série de mesures. La thèse principale est formulée dans l'article 124 de l'Accord : « L'Ukraine devra s'assurer que ses lois existantes et futures seront rendues graduellement compatibles avec les acquis européens. » Pour dissiper tous les doutes sur le vecteur de l'intégration, l'article 56 stipule clairement que « l'Ukraine s'abstiendra d'amender sa législation horizontale et sectorielle listée dans l'annexe III de cet Accord, sauf s'il s'agit d'aligner cette législation progressivement avec les acquis de l'UE correspondants, et de maintenir un tel alignement. »

(...)

Une structure supra-nationale spéciale – un Conseil d'association – aura pour tâche de suivre les engagements d'un membre associé. Ses décisions sont obligatoires pour les parties participantes.

Les bénéfices économiques ne sont pas pris en compte dans la discussion conduisant à cette décision politique. L'UE a ignoré les tentatives timorées du cabinet ukrainien d'évoquer la question de l'investissement pour moderniser l'industrie du pays, afin de l'adapter aux normes techniques européennes et aux exigences environnementales. Selon les calculs d'experts ukrainiens de l'Institut de l'économie et de la prévention de l'Académie nationale des sciences, l'Ukraine devra consacrer au moins 130 milliards d'euros à cette tâche, qu'une UE frappée par la crise ne peut mettre à sa disposition.


Des résultats déplorables

La décision politique des anciennes républiques socialistes d'Europe de l'Est et de la Baltique de se joindre à l'UE s'est avérée économiquement erronée. Après avoir obtenu l'adhésion à l'UE, ces pays ont perdu près de la moitié de leur production industrielle et une partie considérable de leur production agricole. Ils ont aussi subi une dépréciation de leur capital humain, avec une fuite massive des cerveaux et une émigration des plus jeunes. Ils ont perdu le contrôle de leur système bancaire et de leurs principales entreprises, qui ont été fusionnées avec les sociétés européennes.

Leur niveau de vie est aujourd'hui plus bas que celui dont ils jouissaient avant d'adhérer à l'UE, et l'écart entre eux et les pays les plus avancés de l'UE ne diminue pas. Après l'élargissement, l'UE s'est trouvée elle-même dans une crise économique profonde et prolongée. L'élargissement a de toute évidence empiré la situation dans les pays du sud de l'Europe, puisqu'ils doivent concurrencer les nouveaux arrivants pour obtenir des ressources [budget de l'UE, ndlr] limitées.

Grèce : Comme résultat des réformes exigées par l'UE, la production de coton a plongé de moitié, et les quotas de production dans l'agriculture ont durement frappé l'industrie vinicole. La célèbre industrie navale grecque a pratiquement cessé d'exister : les armateurs grecs ont acheté 770 navires à l'étranger depuis que le pays a rejoint l'Union européenne. Des experts sur place ont pointé du doigt l'alignement sur les exigences européennes comme facteur préalable à la catastrophe financière du pays.

Hongrie : Elle a pratiquement liquidé sa production des bus et autocars Ikarus, très populaires, produits à 14 000 exemplaires annuels au cours des meilleurs années.

Pologne : A fermé 90 % de ses compagnies minières (charbon), provoquant le licenciement de plus de 300 000 personnes, après avoir joint l'UE en 2004. 75 % des mineurs polonais ont perdu leur emploi. L'industrie navale polonaise se trouve dans une crise profonde. Les gigantesques chantiers navals de Gdansk, qui construisaient le plus grand nombre de navires dans le monde au cours des années 1960 et 1970, sont aujourd'hui divisés en deux sociétés qui végètent. Des douzaines de chantiers plus petits ont dû être fermés et leur personnel a quitté pour l'Europe de l'Ouest. La dette extérieure de la Pologne était de 99 milliards de dollars lorsqu'elle a rejoint l'UE ; au début de 2013 elle atteignait 360 milliards de dollars.

Lettonie : A perdu ses industries électroniques et automobiles.

Lituanie : Son cheptel a été réduit de 75 %, et ses résidents ont arrêté d'entretenir des vaches suite à l'introduction des quotas laitiers. A la demande de l'UE, la Lituanie a fermé sa centrale nucléaire d'Ignalina, s'obligeant par la même occasion à importer de l'électricité (et est à la recherche d'un milliards d'euros pour démanteler la centrale).

Estonie : Son cheptel a été amputé de 80 %, et son agriculture réorientée dans la production de biocarburants. Le secteur de la machine-outil et l'usine Volta à Tallinn, qui produisait de l'équipement pour la production d'énergie, ont été fermés. A la demande de l'UE, l'Estonie a amputé sa production d'énergie des deux-tiers, passant de 19 à 7 milliards de kWh.

L'adhésion à l'UE a frappé l'industrie de la pêche dans les pays Baltes, à cause des quotas et des prétendues « normes de solidarité » dans l'usage des ressources aquatiques européennes.

En 2007, la Commission européenne a sanctionné la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie pour leur tentative de constituer des réserves de nourriture afin de faire baisser les prix.

L'association d'autres pays avec l'UE peut difficilement être vue comme réussie.

Même en Turquie, qui a retiré des bénéfices considérables de son union douanière avec l'UE, la population est majoritairement opposée à une intégration plus poussée dans l'UE. Comme l'a fait remarquer le Premier ministre adjoint Bulenc Arinc dans un discours le 17 octobre 2013, l'intérêt des turcs pour l'adhésion à l'UE a plongé, passant de 75 % de la population il y a 5 ans à 20 % aujourd'hui.


Les motifs sous-jacents

Il est difficile de trouver une logique derrière des projets économiques aussi déficients que le Partenariat oriental, à la lumière des problèmes se multipliant au sein de l'UE. Si l'élargissement rapide de l'UE après le démantèlement de l'URSS pouvait être attribué à la peur d'une renaissance de l'empire socialiste, les tentatives vaines actuelles d'isoler les anciennes républiques soviétiques de la Russie semblent entièrement irrationnelles. Chercher à empêcher à tout prix la réanimation de cet espace économique autrefois unifié, qui avait été construit sur plusieurs siècles, relève d'une pensée géopolitique obsolète mais résurgente.

(...)

Bien sûr, tout processus d'intégration est politiquement motivé puisqu'il requiert des accords internationaux. Mais une prévalence des motivations politiques sur les économiques peut provoquer des pertes majeures et des conflits pouvant ébranler la stabilité des associations d'intégration. A l'opposée, un cadre politique pour des associations économiquement avantageuses garantit un effet stable et naturel de développement accéléré et une compétitivité améliorée pour les pays participants.

Lorsque la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) a été mis en place après la guerre, sous la pression des entreprises européennes, et ensuite le Marché commun, tous les participants ont pu en tirer des bienfaits tangibles. Ceci a permis à la confiance de s'installer entre les parties, avec un effet de synergie qui les a stimulées à aller de l'avant dans l'intégration vers une union économique. La politisation de l'intégration européenne après le démantèlement de l'Union soviétique a créé des déséquilibres dans les échanges économiques régionaux, qui ont conduit à des conflits ouverts entre les pays affectés et la bureaucratie européenne.

Jusqu'à récemment, cette dernière est sortie victorieuse de ces conflits, imposant des gouvernement technocratiques aux pays frappés par la crise, pour une gouvernance extérieure. Mais les coûts de l'intégration augmentent, et la stabilité de l'UE va en diminuant, et les tensions sociales sont en croissance ainsi qu'une résistance interne à l'intégration.

Alors que la « phase économique » de l'intégration bénéficiait à tous en raison de l'effet de synergie qui excédait de loin les pertes des marchés individuels des participants, une intégration politiquement motivée a causé des pertes appréciables pour des pays et groupes sociaux entiers. Parmi les perdants, l'Italie, l'Espagne, le Portugal et la Grèce, qui avaient été présentes dès les débuts de l'intégration européenne, ainsi que des groupes sociaux structuraux comme les petites et moyennes entreprises, les fonctionnaires de l'Etat, les personnels soignants, les enseignants, les étudiants et les jeunes spécialistes.

La bureaucratie européenne, une force politique nouvelle avec des intérêts et un pouvoir qui lui sont propres, est derrière la tendance émergente de l'UE à politiser l'intégration en cours. A l'heure actuelle, elle comprend quelque 50 000 responsables et des centaines de politiciens poursuivant leur carrière dans l'intégration. Leur politique est largement définie par les sociétés trans-européennes et américaines dominant le marché européen.

Là où des vieux Etats-membres verraient des désavantages à un élargissement rapide de l'UE pour leurs intérêts nationaux, les grandes sociétés peuvent bénéficier pleinement d'une « digestion » des économies des nouveaux membres. Les sociétés transnationales ont dérivé une grande partie de leurs profits de l'absorption de sociétés rivales en Europe de l'Est, coupant dans les coûts de la main d'œuvre et les dépenses de protection de l'environnement, et en élargissant leurs marchés pour leur production. Ceci explique l'influence grandissante de la bureaucratie européenne, qui défend les intérêts des sociétés transnationales dans des conflits avec la population locale et les affaires nationales.


Pas d'Etat supranational, pas de monnaie unique

Contrairement à l'intégration européenne où l'UE cherche constamment à construire son Etat supranational avec tous les attributs et branches du pouvoir, les dirigeants de la Russie, de la Biélorussie et du Kazakhstan se sont mis d'accord pour limiter le processus d'intégration eurasiatique au commerce et aux questions économiques. L'intégration eurasienne ne vise pas à établir une monnaie unique, à former un parlement supranational ou à introduire un régime de passeport ou de visa unique. Les chefs des nouveaux Etats indépendants ont fait preuve de sagesse en évitant de politiser le processus d'intégration.

L'avantage économique est le facteur dominant de l'intégration eurasienne, garantissant la stabilité de l'Union économique eurasienne émergente. Cette approche exclut un rôle politique indépendant pour un corps supranational. Ses fonctions devront se limiter à la coordination des décisions avec les gouvernements nationaux. Un tel organe supranational doit être transparent, compact, et doit être subordonné aux Etats qui l'ont mis en place. Le respect mutuel pour la souveraineté nationale est ce qui rend le processus d'intégration différent de tous les modèles précédents, incluant les modèles européen, soviétique et impériaux.

(...)

L'idéologie chancelante sous-tendant l'intégration euro-atlantique survivra difficilement à l'élargissement au-delà des frontières actuelles de l'UE et de l'accord de libre-échange présentement planifié avec les Amériques. De plus en plus de conflits se lèvent aux frontières de l'OTAN, impliquant des outils de pouvoir « doux » et « durs », alors que des pays toujours plus nombreux sont entraînés de force dans l'intégration euro-atlantique. Cette politique néo-impériale n'a aucun avenir pour le 21e siècle. Les tentatives de l'imposer entraînent des pertes économiques exponentielles qui ont déjà engendré une zone de calamité sociale étendue tout autour de la méditerranée, le berceau de la civilisation européenne.

Impliquer des anciennes républiques soviétiques dans le processus dans le seul but de les isoler de la Russie créera une zone de conflit en Europe de l'Est, avec encore plus de pertes économiques et de coûts sociaux.


Texte original en anglais à http://eng.globalaffairs.ru/number/Who-Stands-to-Win-16288
en trois pages.

JacquesL

L'auteur est Jacques Sapir, français mais très lié à la Russie.
« L'Allemagne a détruit le marché de la zone euro »

http://russeurope.hypotheses.org/1924

Citation de: Jacques Sapir« L'Allemagne a détruit le marché de la zone euro »
17 janvier 2014
Par Jacques Sapir   
Interview publiée dans AGRAPRESSE, n°3429-3430, pp. 7-9, 13 janvier 2014.

(PROPOS RECUEILLIS PAR YANNICK CURT)

Pour Jacques Sapir, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteur de l'ouvrage Faut-il sortir de l'euro[1], la réussite de l'Allemagne tient beaucoup au fonctionnement de la monnaie unique, au détriment des pays du sud de l'Europe.

Depuis plusieurs années, avec la campagne pour l'élection présidentielle 2012 en point d'orgue, la quasi-totalité de la classe politique parle d'un modèle allemand vers lequel la France devrait tendre. Qu'est ce que ce modèle ?

L'Allemagne n'est pas un modèle : on ne peut parler de modèle que si on peut le généraliser. Or, on constate que les solutions qui ont été adoptées en Allemagne ne peuvent fonctionner que parce que les pays qui l'entourent ne les ont pas adoptées. C'est la différence de l'Allemagne qui fait son succès, si tout le monde l'imitait, ce serait un échec généralisé.

Pourquoi?

Parce que l'Allemagne a appliqué dans le cadre de la zone euro une politique de cavalier solitaire. Alors que tous les pays procédaient à des relances économiques à partir de 2002, l'Allemagne a décidé de baisser ses salaires, c'est à dire de reporter sur les ménages toute une partie des charges qui étaient payées par ses entreprises, réduisant ainsi sa consommation. Elle a pu le faire parce que, dans le même temps, la consommation des pays qui l'entourent continuait d'augmenter. Si tout le monde avait appliqué la méthode allemande, cela aurait créé une crise gravissime dans la zone euro dès 2003/2004. On voit bien qu'il y a quelque chose de non généralisable.

Vous mettez aussi en avant la démographie déclinante de l'Allemagne...

Il y a une divergence massive entre la France et l'Allemagne : quand il y a 650 à 680 000 jeunes qui arrivent sur le marché de l'emploi en France, il y en a moins de 350 000 en Allemagne. Nous avons calculé ce que serait le taux de chômage de l'Allemagne si elle avait la même dynamique démographique que le France : elle aurait 1,5 à 2 millions de chômeur en plus. L'Allemagne peut se permettre d'avoir une politique qui est un succès, de court terme, uniquement parce qu'elle est dans une démographie déclinante. Or, des pays qui ont une démographie aussi différente que l'Allemagne et la France, avec un taux de fécondité de 1,6 contre 2,05 – ce qui est une différence énorme – sont contraints, par l'euro, d'avoir la même politique économique.

Vous dites que la sortie de l'euro est inévitable. En quoi l'économie allemande tire avantage de la monnaie unique?

Avant l'euro, il y avait une tendance à la réévaluation du deutschemark. Les pays voisins, comme la France ou l'Espagne, dévaluaient régulièrement leur monnaie. L'euro a gelé les taux de change aux niveaux qu'ils avaient en 1999. Or, on constate que même avec une politique monétaire qui est la même pour tous, l'inflation est très différente selon les pays. Concrètement, l'Allemagne bénéficie d'un taux de change de l'euro inférieur à ce que serait le taux de change normal du deutschemark, parce qu'il est dans la même zone monétaire que l'Espagne ou l'Italie. Cela lui donne un avantage considérable pour exporter vers les pays hors de la zone euro. Quand on regarde le solde positif de la balance commerciale allemande, on voit que jusqu'en 2010, il a été majoritairement fait sur la zone euro ; puis, ayant épuisé et de fait, détruit le marché de la zone euro, l'Allemagne, depuis 2011-2012, redéveloppe massivement ses exportations en dehors de la zone euro. Des pays comme l'Italie, l'Espagne ou le Portugal n'ont plus d'argent pour payer les produits allemands. On est face à un système extraordinairement pervers, dangereux pour tous ces pays et qui est une véritable dynamite politique, car on voit monter une haine envers l'Allemagne en Europe.

Selon vous, l'euro fort a empêché les pays d'Europe du sud de profiter de leurs avantages comparatifs et de se développer?

L'euro fort est par exemple au cœur de la crise grecque : jusqu'à 2003, la Grèce avait un déficit public, mais un déficit extérieur extrêmement faible. Il y avait des exportations agricoles vers la Bulgarie, la Roumanie et vers la Hongrie ; des exportations industrielles vers le Moyen-Orient, et surtout, la Grèce était le chantier naval de tout l'est du bassin méditerranéen, grâce à une vieille tradition d'expertise dans la réparation navale. Tout ceci a disparu avec l'euro fort, car les produits et services grecs sont devenus plus chers. Les compagnies maritimes (celles qui payaient leurs impôts) le faisait en dollar. Quand l'euro s'est apprécié de 35% par rapport au dollar, pour le gouvernement, ça a été une perte de revenu fiscal d'autant.

Il existe aussi des distorsions de concurrence avec l'Allemagne, qui bénéficie d'une absence de salaire minimum et de la main d'œuvre des pays de l'Est. On demande aux agriculteurs français d'être plus compétitifs, alors qu'ils sont déjà, techniquement, parmi les meilleurs du monde. Comment construire l'Europe dans un tel contexte?

Il y a quelque chose d'assez inquiétant en Allemagne qui est la dynamique des salaires : il y a très peu de chômage mais il y a entre 6 et 8 millions de travailleurs pauvres. Et là se pose la question de savoir si on peut harmoniser le coût du travail : c'est possible, mais par le bas, et ça provoque des dommages extrêmement élevés. Il faudrait, pour faire fonctionner un système hétérogène en matière de lois sociales, de protections sociales, de salaires, l'équivalent des montants compensatoires monétaires (des taxes aux exportations), qui ont fonctionné en Europe dans les années soixante. Mais il y a un vrai souci en matière de politique agricole : quel type d'agriculture voulons-nous réellement développer ? La politique agricole française, en dépit d'un discours sur la qualité, reste essentiellement une politique axée sur la quantité, avec des mécanismes de subvention qui, dans le moyen terme, avantagent les plus gros agriculteurs. Nous n'échapperons pas, dans quelque système que nous nous trouvions, dans l'euro ou hors de l'euro, à une remise à plat de cette politique agricole, avec la question de savoir si on axe notre agriculture sur des biens exportables – pourquoi pas, mais dans quelles conditions, où sur une agriculture de qualité, avec des circuits commerciaux qui le permettent. Je pense qu'on ne peut pas concevoir une politique agricole de manière séparée d'une politique des réseaux de distribution. En réalité aujourd'hui, une partie de l'argent qui va aux agriculteurs ne fait que transiter dans les fermes et va dans la poche des grands distributeurs. Il faudrait réserver dans toutes les agglomération des places pour les coopératives de producteurs : on peut le faire, mais il faut en avoir la volonté politique, qui va se heurter aux centrales d'achats. On pourrait peut-être imaginer le fait d'imposer à toutes les grandes surfaces de réserver 20% de leur surface de vente alimentaire à des producteurs paysans, à de bonnes conditions.

Le ministre parle volontiers de relocaliser l'agriculture, mais le pendant politique, avec de vraies mesures qui protègeraient nos marchés et nos agriculteurs, a du mal à émerger...

L'exemple même en a été donné par l'écotaxe, qui est dans son principe une excellente idée, mais qui a été dans son application quelque chose de tout à fait effroyable : ca veut dire qu'un produit qui vient de Dordogne sur Paris sera plus taxé que des prunes du Chili qui sont débarquées à Roissy. C'est absolument absurde ! Ca ne veut pas dire qu'il faut renoncer à l'écotaxe, il faut en changer le mode de calcul. On peut imaginer un système avec un coût très faible pour moins de 300 kilomètres, qui monte très fortement de 300 à 800 km, et qui devient prohibitif au delà. Ce serait déjà un début de solution.

Sur ce sujet, que vous inspire le mouvement des bonnets rouges?

C'est un objet de sciences sociales extrêmement intéressant. Il a comme déclencheur une révolte antifiscale, vieille tradition en France. Mais quand on regarde les structures sociales, on voit un vrai problème de crise dans le grand Ouest. Cette région a connu une logique de développement plutôt favorable jusqu'à 2007-2008, mais est aujourd'hui en train de basculer dans la crise avec des phénomènes de paupérisation très brutaux, pas tellement dans les villes mais en périphérie et dans les petits bourgs. Il y a depuis quelques années la montée d'une vraie misère rurale, qui n'est pas nécessairement une misère paysanne. Très souvent, une ou deux entreprises sont les principaux fournisseurs d'emplois du bassin, et l'homme et la femme d'un couple travaillent parfois dans la même. Si elle ferme, qu'est ce qu'on fait ? Il y a aussi beaucoup de petites entreprises de moins de dix personnes, dans lesquelles la relation sociale est très différente d'entreprises plus grosses. Très souvent, une partie des employés est liée familialement au propriétaire : la femme fait la comptabilité, le beau-fils y travaille... Quand se pose la question de la survie de l'entreprise, il y a une coagulation des intérêts des employés avec le patron. Le niveau de vie d'un petit patron n'est pas fondamentalement différent de celui de ses employés. Cela permet de comprendre la création de cette espèce de solidarité sociale. Le mouvement des bonnets rouges est un vrai mouvement populaire. L'écotaxe a été le déclencheur, mais même sans, il serait apparu. Une autre chose importante est le rôle des femmes : que ce soit en qualité de militantes syndicales, d'agitatrices, elles sont en nombre important. Très souvent, c'est la femme qui va travailler dans la petite usine du coin alors que l'homme reste dans la ferme familiale. Il y a aussi une tradition culturelle de Bretagne périphérique, les femmes de marin sont celles qui tiennent la famille.

[1] Sapir J., Faut-il sortir de l'Euro ?, Paris, Le seuil, 2012 .


Jacques Sapir

Ses travaux de chercheur se sont orientés dans trois dimensions, l'étude de l'économie russe et de la transition, l'analyse des crises financières et des recherches théoriques sur les institutions économiques et les interactions entre les comportements individuels. Il a poursuivi ses recherches à partir de 2000 sur les interactions entre les régimes de change, la structuration des systèmes financiers et les instabilités macroéconomiques. Depuis 2007 il s'est impliqué dans l'analyse de la crise financière actuelle, et en particulier dans la crise de la zone Euro.