CiterJ'ai toujours porté un grand intérêt pour l'histoire, mais je croyais naïvement (https://lesakerfrancophone.fr/la-pravda-americaine-notre-monde-implacable-autour-des-politiques-dapres-guerre) ce que je lisais dans mes manuels scolaires et considérais donc l'histoire américaine comme fade et ennuyeuse à étudier.
En revanche, une terre que je trouvais particulièrement fascinante était la Chine, le pays le plus peuplé du monde et son ancienne civilisation, avec son histoire moderne enchevêtrée de bouleversements révolutionnaires, sa soudaine réouverture à l'Occident pendant l'administration Nixon et les réformes économiques de Deng (https://fr.wikipedia.org/wiki/Deng_Xiaoping) qui ont commencé à inverser des décennies d'échecs économiques maoïstes.
En 1978, j'ai suivi un séminaire d'études supérieures de l'UCLA sur l'économie politique rurale chinoise, et j'ai probablement lu trente ou quarante livres sur le sujet au cours de ce semestre. Le livre de E.O. Wilson intitulé La sociobiologie séminale : une nouvelle synthèse (https://www.amazon.com/Sociobiology-New-Synthesis-Twenty-Fifth-Anniversary/dp/0674002350/?tag=unco037-20) venait d'être publié quelques années plus tôt, ravivant ce domaine après des décennies de répression idéologique dure et, avec ces idées en tête, je ne pouvais m'empêcher de remarquer les implications évidentes de ce que j'étais en train de lire. Les Chinois avaient toujours semblé être un peuple très intelligent, et la structure de l'économie paysanne rurale traditionnelle chinoise produisait une pression sociale darwiniste sélective si épaisse qu'on pouvait la couper au couteau, fournissant ainsi une explication très élégante de la manière dont les Chinois en sont arrivés là. Quelques années plus tard, à l'université, j'ai rédigé ma théorie alors que j'étudiais sous la direction de Wilson puis, des décennies plus tard, je l'ai encore approfondie, publiant finalement mon analyse (https://www.unz.com/runz/how-social-darwinism-made-modern-china-248/) sous le titre « Comment le darwinisme social a créé la Chine moderne ».
Le peuple chinois étant clairement doté d'un talent intrinsèque et d'un potentiel déjà démontrés à une échelle beaucoup plus petite à Hong Kong, Taïwan et Singapour, je pensais qu'il y avait de fortes chances que les réformes de Deng déclenchent une croissance économique énorme, et c'est exactement ce qui s'est passé (https://www.unz.com/runz/how-social-darwinism-made-modern-china-248/). À la fin des années 1970, la Chine était plus pauvre que Haïti, mais j'ai toujours dit à mes amis qu'elle pourrait dominer le monde sur le plan économique d'ici quelques générations, et même si la plupart d'entre eux étaient au départ assez sceptiques face à une affirmation aussi scandaleuse, ils le devenaient un peu moins chaque année. The Economist était depuis longtemps mon magazine préféré (https://www.unz.com/runz/the-long-decline-of-the-london-economist/) et, en 1986, ils ont publié un de mes articles (https://www.unz.com/runz/far-east-2/), particulièrement long, soulignant l'énorme potentiel de croissance de la Chine et exhortant le magazine à étendre sa couverture avec une nouvelle section Asie ; c'est exactement ce qu'ils ont fait l'année suivante.
Aujourd'hui, je me sens extrêmement humilié d'avoir passé la plus grande partie de ma vie à me tromper sur tant de choses, pendant si longtemps, et je m'accroche à la Chine comme à une exception bienvenue. Je ne vois aucune évolution, au cours de ces quarante dernières années, que je n'avais pas anticipée dès la fin des années 1970, la seule surprise ayant été l'absence totale de surprises.
CiterLa montée de la Chine figure sans doute parmi les plus importants développements du monde des 100 dernières années. Avec les États-Unis qui restent englués dans leur cinquième année de difficultés économiques, et l'économie chinoise en bonne place pour dépasser la nôtre avant la fin de cette décennie, la Chine se dresse, déjà grande, à l'horizon. Nous vivons les premières années de ce que les journalistes appelèrent jadis "Le siècle du Pacifique", mais des signes inquiétants indiquent que cela pourrait bien devenir "Le siècle chinois".
CiterÀ la fin des années 70, trois décennies de planning central communiste avaient réussi à faire croître la production de la Chine à une cadence respectable, mais avec des hauts et des bas, et souvent moyennant un prix terrible : 35 millions de Chinois, voire plus, étaient morts de faim au cours de la terrible famine de 1959-1961 qui avait découlé de la politique forcée d'industrialisation de Mao du Grand Pas en avant.
La population chinoise avait également cru à un rythme très soutenu sur cette période, si bien que le niveau de vie ne s'était que faiblement élevé, d'environ 2% par an entre 1958 et 1978, en partant d'un point de départ extrêmement bas. En 1980, le revenu de la plupart des Chinois, ajuste en parité de pouvoir d'achat, restait 60 à 70 % plus faible que celui des citoyens d'autres pays majeurs du tiers-monde, comme l'Indonésie, le Nigeria, le Pakistan et le Kenya ; sans qu'aucun de ces pays ne soit considéré comme un fabuleux modèle économique. À l'époque, même les Haïtiens étaient plus riches que les Chinois.
Tout se mit à évoluer très rapidement après que Deng Xiaoping lança ses réformes pour un libre marché en 1978, d'abord dans les campagnes, puis finalement dans les petites entreprises industrielles des provinces côtières. En 1985, The Economist publia une Une vantant le fait que les 700 millions de paysans chinois avaient doublé leur production agricole en sept ans, une réussite quasiment sans précédent dans l'histoire du monde. Dans l'intervalle, la nouvelle politique chinoise de l'enfant unique, malgré son immense impopularité, avait nettement réduit le taux de croissance de la population dans un pays ne disposant que relativement peu de terres cultivables.
La combinaison d'un faible taux de croissance de la population et de résultats économiques croissants a des conséquences évidentes en matière de prospérité nationale. Durant les trois décennies précédent 2010, la Chine présenta possiblement le taux de croissance économique le plus soutenu de toute l'histoire de l'espèce humaine, son économie réelle croissant presque d'un facteur 40 entre 1978 et 2010. En 1978, l'économique étasunienne était 15 fois plus importante, mais selon la plupart des estimations internationales, la Chine s'apprête à dépasser le PIB total étasunien d'ici quelques années à peine.
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En outre, le plus gros de la richesse économique nouvellement créée par la Chine a ruisselé vers les travailleurs chinois ordinaires, qui sont passés des bœufs et des bicyclettes au seuil de l'automobile en une génération. Alors que le revenu médian étasunien a stagné depuis presque quarante ans, il a quasiment doublé à chaque décennie en Chine : les salaires des travailleurs non-agricoles ont augmenté d'environ 150 % rien qu'au cours des dix dernières années. Les Chinois de 1980 était horriblement pauvres en comparaison des Pakistanais, des Nigériens, des Kényans ; mais aujourd'hui, leur richesse s'établit en multiple de ces derniers, ce qui constitue un accroissement au décuple en termes de revenu relatif.
Un récent rapport de la Banque mondiale soulignait l'énorme chute des taux de pauvreté entre 1980 et 2008, mais les critiques ont noté que plus de 100 % de ce déclin venait de la Chine à elle seule. Le nombre de Chinois connaissant la grande pauvreté a chuté du nombre remarquable de 662 millions, alors que la population pauvre du reste du monde a en fait cru de 13 millions. Et bien que l'on mette souvent l'Inde de pair avec la Chine dans les médias occidentaux, une grande frange des Indiens s'est en réalité appauvrie avec le temps. La moitié inférieure de la population de l'Inde, croissant toujours à des taux importants, a vu ses apports caloriques quotidiens baisser régulièrement au cours des trente dernières années, la moitié de l'ensemble des enfants indiens de mois de cinq ans étant aujourd'hui mal nourrie.
Les progrès économiques de la Chine sont particulièrement impressionnants quand on les compare à des parallèles historiques. Entre 1870 et 1900, l'Amérique a joui d'une expansion industrielle sans précédent, telle que même Karl Marx et ses disciples se mirent à douter qu'une révolution communiste pourrait être nécessaire ou même possible dans un pays dont le peuple atteignait une prospérité aussi importante et partagée, au travers d'une expansion capitaliste. Durant ces trente années, le revenu réel par tête des États-Unis avait cru de 100 %. Mais au cours des trente dernières années, le revenu réel par tête en Chine a cru de plus de 1 300 %.
Rien qu'au cours de la dernière décennie écoulée, la production industrielle de la Chine a été multipliée par quatre, et atteint à présent un niveau comparable à celui des États-Unis. Dans le secteur central de l'automobile, la Chine a multiplié ses productions d'un facteur neuf, passant de 2 millions de véhicules produits en 2000 à 18 millions en 2010, un nombre désormais plus important que les totaux combinés des États-Unis et du Japon. C'est en Chine que 85% de la croissance de l'industrie automobile s'est concentrée au cours de cette décennie.
CiterLa montée de la Chine implique-t-elle forcément un déclin étasunien? Pas du tout : le progrès économique humain n'est pas un jeu à somme nulle. Lorsque les circonstances sont propices, le développement rapide d'un grand pays devrait amener à améliorer le niveau de vie du reste du monde.
Ceci est d'autant plus évident pour les nations dont les forces économiques se positionnent en complément direct de celles du Chine en croissance. L'expansion industrielle massive nécessite évidemment une augmentation en proportion de la consommation en matières premières, et la Chine est à présent le plus gros producteur et consommateur du monde en électricité, en béton, et de nombreux autres matériaux de base ; ses importations de minerais de fer ont augmenté d'un facteur dix entre 2000 et 2011. Ce phénomène a amené des accroissements considérables dans les prix de la plupart des matériaux ; par exemple, le cours mondial du cuivre a monté d'un facteur supérieur à huit au cours de la décennie écoulée. Conséquence directe, ces années ont dans l'ensemble été très bonnes pour les économies des pays qui dépendent fortement de l'exportation de matières premières, tels que l'Australie, la Russie, le Brésil, l'Arabie Saoudite, et plusieurs régions d'Afrique.
Pendant ce temps, alors que la croissance chinoise double peu à peu la production industrielle mondiale, le "prix chinois" qui en découle fait baisser le prix des biens manufacturés, les rendant plus abordables pour chacun, et faisant fortement croître le niveau de vie au niveau mondial. Si ce processus peut impacter négativement certaines industries et pays en compétition directe avec la Chine, il ouvre également d'immenses opportunités, non seulement pour les fournisseurs en matière première sus-mentionnés, mais également pour des pays comme l'Allemagne, dont les productions de machines-outils et équipements avancés ont trouvé un immense marché en Chine, portant le taux de chômage en Allemagne à un taux au plus bas en vingt ans.
Au fur et à mesure que les Chinois s'enrichissent, ils constituent également un marché de plus en plus important pour les biens et services des sociétés occidentales dominantes, allant des chaînes de restauration rapide aux produits de consommation courante, en passant par les biens de luxe. Les travailleurs chinois ne font pas qu'assembler les iPhones et iPads d'Apple, ils sont également très désireux de les acheter, et la Chine constitue désormais en volume le second marché de cette société, les marges bénéficiaires considérables affluant vers les propriétaires et salariés étasuniens. En 2011, General Motors a vendu plus de voitures en Chine qu'aux États-Unis, et ce marché en croissance rapide est devenu un facteur crucial de la survie d'une société étasunienne iconique. La Chine est devenue le troisième marché mondiale du monde pour MacDonald's, et la principale source de profits mondiaux pour la société holding étasunienne détenant Pizza Hut, Taco Bell et KFC.
CiterLa tâche de transformer un pays, en l'espace d'un peu plus d'une génération, d'une terre agraire comptant presque un milliard de paysans en une zone urbanisée de presque un milliard de citadins, n'est pas chose aisée ; et un rythme aussi soutenu de développement économique et industriel porte inévitablement des coûts sociaux non négligeables. Les taux de pollution urbaine de Chine figurent parmi les pires au monde, et les niveaux de circulation routière prennent la même direction. La Chine est désormais le second pays au monde en nombre de milliardaires, après les États-Unis, ainsi que plus d'un million de millionnaires (en dollars), et bien que nombre de ces personnes aient gagné leur fortune honnêtement, beaucoup d'autres ont usé de procédés douteux. La corruption des dirigeants est une source importante de colère populaire, contre les différents échelons du gouvernement chinois, allant des conseils municipaux locaux aux dirigeants de haut rang à Pékin.
Mais il faut maintenir un juste sens des proportions. Moi qui suis né à Los Angeles, à l'époque où cette ville vivait sous le brouillard de pollution le plus notoire des États-Unis, je reconnais que ce genre de tendance peut être inversé en y consacrant du temps et de l'argent, et de fait, le gouvernement chinois fait montre d'un intérêt immense envers la technologie émergente des voitures électriques non polluantes. La richesse nationale, croissant à un rythme rapide, peut être utilisée pour résoudre de nombreux problèmes.
De la même manière, les ploutocrates qui s'enrichissent par le fait de disposer d'amis haut placés, ou même grâce à la corruption ouverte, sont des choses que l'on peut tolérer lorsqu'une marée croissante fait rapidement monter toutes les barques. Le travailleur chinois ordinaire a vu son revenu croître de plus de 1 000 % au cours des décennies récentes, pendant que le même chiffre appliqué au travailleur étasunien est resté proche de zéro. Si les revenus étasuniens moyens doublaient chaque décennie, notre société connaîtrait beaucoup moins de colère contre les "1 %". De fait, à en croire l'indice GINI standard, qui sert à mesurer les inégalités de richesse, le score de la Chine n'est pas particulièrement élevé, et reste proche de celui des États-Unis, même si cela indique des inégalités plus importantes que dans la plupart des démocraties sociales d'Europe occidentale.
De nombreux commentateurs et hommes politiques étasuniens continuent de porter attention à l'incident tragique (https://lesakerfrancophone.fr/place-tian-an-men-ce-qui-sest-vraiment-passe) de la place Tian'anmen en 1989, au cours duquel des centaines de manifestants chinois déterminés furent massacrés par l'armée gouvernementale. Même si cet événement fit beaucoup de bruit à l'époque, on peut dire avec le recul qu'il ne constitua guère qu'un léger écart dans la trajectoire montante du développement chinois, et qu'il semble aujourd'hui oublié de la plupart des Chinois ordinaires, dont les revenus se sont plusieurs fois multipliés au cours du quart de siècle qui s'est écoulé depuis.
Une grande partie des manifestations de Tian'anmen avait été causée par la colère populaire du fait de la corruption du gouvernement et, sans aucun doute, de nouveaux scandales majeurs ont été mis au jour au cours des années récentes, souvent en bonne place dans les pages d'éminents journaux étasuniens. Mais si l'on considère la question de plus près, on en tire une image plus nuancée, en net contraste avec la situation intérieure des États-Unis.
Par exemple, au cours des dernières années, l'un des projets chinois les plus ambitieux a été celui d'établir l'un des réseaux les plus étendus et les plus avancés au monde en matière de transport ferroviaire de grande vitesse ; un projet qui a absorbé de manière remarquable 200 milliards de dollars d'investissements payés par le gouvernement. Le résultat en a été la construction d'environ 10 000 km de voies ferrées, c'est-à-dire sans doute plus que la somme de tous les autres pays du monde combinés. Malheureusement, ce projet a également connu une corruption considérable, et comme les médias mondiaux l'ont largement relayé, on estime que des centaines de millions de dollars ont été détournés par corruption et pots-de-vin. Ce scandale a fini par amener à l'arrestation ou la déchéance de plusieurs dirigeants gouvernementaux, parmi lesquels le puissant ministre des voies ferrées.
Évidemment, une corruption aussi grave aurait semblé terrifiante dans un pays disposant des irréprochables standards d'une Suède ou d'une Norvège. Mais sur la base des chiffres publiés, il semble que les fonds détournés se soient élevés à environ 0,2 % du total, les 99,8 % restants ayant été dans l'ensemble dépensés comme prévu. Malgré une corruption aussi grave, le projet est arrivé à terme et la Chine dispose de fait à présent du réseau mondial le plus grand et le plus avancé en matière de train à grande vitesse, presque entièrement construit au cours des cinq ou six dernières années.
Dans le même temps, les États-Unis n'ont pas le moindre train à grande vitesse, malgré des décennies de débats et des sommes d'argent considérables dépensées en lobbying, auditions, campagnes politiques, efforts de planning, et rapports d'impacts environnementaux. Pour imparfait que ce soit le système de trains à grande vitesse chinois, il a le mérite d'exister, contrairement à celui des États-Unis. L'achalandage chinois annuel s'élève à présent au total à plus de 25 millions de trajets par an, et malgré la tragédie d'un désastre occasionnel – comme l'accident de 2011 à Weizhou, qui coûta la vie à 40 passagers, et qui ne fut guère étonnant. Après tout, le système de trains lents étasuniens n'est pas non plus exempt de calamités du même ordre, comme nous l'a rappelé en 2008 l'accident de Chatsworth, qui avait tué 25 personnes en Californie.
CiterTout ceci suit le schéma de développement mixte de Lee Kwan Yew, qui combine le socialisme d'État et la libre-entreprise ; ce modèle a fait passer le peuple de Singapour d'un état de pauvreté abjecte et désespérante en 1945 à un niveau de vie de nos jours significativement plus élevé que celui de la plupart des Européens ou Étasuniens, avec un PIB par habitant supérieur de presque 12 000 dollars à celui des États-Unis. De toute évidence, mettre en œuvre un tel programme dans le pays le plus peuplé du monde, et à l'échelle d'un continent, constitue un défi bien plus important que de le réaliser dans une petite ville-État, avec une population de quelques millions, hérité des institutions coloniales britanniques. Mais à ce stade, la Chine a produit de très bon résultats, propres à contredire les sceptiques.
CiterLa Chine monte alors que les États-Unis chutent, mais existe-t-il des relations de causalités entre ces deux tendances qui préparent un avenir différent pour notre monde? Je n'en vois pas. Les hommes politiques et les commentateurs étasuniens craignent évidemment de s'en prendre aux féroces groupes d'intérêts qui dominent leur univers politique, si bien qu'ils cherchent souvent un bouc émissaire extérieur sur lequel faire peser la misère de leurs électeurs, et choisissent parfois de s'en prendre à la Chine. Mais il ne s'agit guère que d'un jeu de théâtre politique destiné aux ignorants et aux crédules.
Diverses études ont suggéré que la monnaie chinoise est peut-être substantiellement sous-évaluée, mais même si les fréquentes demandes de Paul Krugman et des autres étaient honorées et que le yuan s'appréciait rapidement de 15 ou 20 %, fort peu d'emplois industriels se verraient rapatriés aux États-Unis, et la classe laborieuse étasunienne devrait débourser beaucoup plus cher pour satisfaire à ses besoins de base. Et si la Chine ouvrait ses frontières à plus de films ou de services financiers étasuniens, les multi-millionnaires d'Hollywood et de Wall Street pourraient devenir encore plus riches, mais les Étasuniens ordinaires n'en verraient guère la couleur. Il est toujours plus facile pour une nation de désigner d'un doigt accusateur les étrangers, plutôt que de reconnaître honnêtement que presque tous ses terribles problèmes proviennent pour la plus grande partie d'elle-même.
CiterLorsque des élites parasites gouvernent une société suivant des lignes "extractives", une caractéristique centrale du système qu'elles établissent est le flot massif vers le haut de la richesse qui est extraite, indépendamment des lois ou régulations qui stipulent le contraire. Sans doute les États-Unis ont-ils connu une très importante croissance de la corruption tolérée officiellement, cependant que notre système politique se trouvait de plus en plus consolidé en État unipartie, contrôlé par une média-ploutocratie unifiée.
CiterMais certaines sources des réussites chinoises et du délitement étasunien ne sont pas totalement mystérieuses. Il se trouve que l'arrière-plan typique professionnel de l'élite politique de Chine est l'ingénierie ; ils ont appris à construire des choses. Dans le même temps, une frange importante de la classe politique dirigeante étasunienne a étudié le droit, où on leur a appris à argumenter efficacement et à manipuler l'auditoire. Nous ne devrions donc pas être surpris outre mesure que les dirigeants chinois tendent à construire, cependant que les dirigeants étasuniens semblent préférer pratiquer des manipulations sans fin, que ce soit des mots, de l'argent, ou des gens.
Quel est le niveau de corruption de la société étasunienne façonnée par nos élites dirigeantes en place? La question est peut-être plus ambiguë qu'il n'y parait. Selon le classement standard mondial établi par Transparency International, les États-Unis restent un pays relativement propre, avec un niveau de corruption considérablement plus élevé que dans les nations d'Europe du Nord ou ailleurs dans l'anglosphère, mais bien plus bas que dans le reste du monde, Chine y compris.
Mais je soupçonne que cette métrique unidimensionnelle ne suffise pas à décrire certaines des anomalies centrales du dilemme social étasunien. À la différence de la situation que connaissent de nombreux pays du tiers monde, les professeurs et les inspecteurs des impôts étasuniens ne demandent que très rarement des pots-de-vin, et il n'y a guère de recouvrement entre nos effectifs de police locale et les criminels qu'ils poursuivent. La plupart des Étasuniens ordinaires se montrent le plus souvent honnêtes. C'est pourquoi, selon les métriques s'intéressant à la corruption au quotidien, les États-Unis sont plutôt propres, pas trop éloignés de l'Allemagne ou du Japon.
En contraste, les autorités locales de villages en Chine ont une tendance notoire à s'emparer des terrains publics, et à les vendre à des promoteurs immobiliers pour engranger d'immenses profits à titre personnel. Ce type de malversation quotidienne a produit un total annuel chinois de quelque 90 000 "incidents de masse" — grèves publiques, manifestations, ou émeutes — souvent dirigés contre les autorités locales ou les hommes d'affaires corrompus.
Cependant, si la micro-corruption est rare aux États-Unis, nous semblons pâtir de niveaux épouvantables de macro-corruption, des situations au cours desquelles nos diverses élites au pouvoir dilapident ou détournent des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars de notre richesse nationale, parfois en restant d'un côté de la barrière légale, et parfois en la dépassant.
La Suède figure parmi les sociétés les plus propres d'Europe, alors que la Sicile est sans doute la plus corrompue. Mais imaginons qu'une grande bande de mafiosi siciliens impitoyables déménagent en Suède et réussissent d'une manière ou d'une autre à prendre le contrôle de son gouvernement. Dans le quotidien, peu de choses changeraient, les policiers du coin de la rue et les inspecteurs du bâtiment poursuivraient leurs activités avec la même efficacité incorruptible qu'auparavant ; et je soupçonne que les classements de la Suède par Transparency International ne dévieraient guère de ce qu'ils sont aujourd'hui. Mais dans le même temps, une grande fraction de la richesse nationale accumulée par la Suède pourrait peu à peu se faire accaparer et transférée sur des comptes bancaires secrets hébergés aux Îles Caïman, ou investis dans des cartels de drogue d'Amérique latine, et en fin de compte, une fois pillée, l'ensemble de l'économie du pays s'effondrerait.
Les Étasuniens ordinaires qui travaillent dur et essayent de gagner leur vie honnêtement semblent pâtir des effets néfastes d'un pillage ressemblant exactement à cela : l'économie d'un pays détournée par une élite. C'est tout en haut de notre société que l'on peut trouver les racines de notre déclin national, parmi les 1%, ou sans doute plus probablement parmi les 0,1 %.
CiterLes médias d'une société et ses organes universitaires constituent l'appareil sensoriel, et le centre du système nerveux de son corps politique, et si les informations qui en émanent sont fortement trompeuses, les dangers imminents peuvent s'aggraver et empirer. Des médias et un système académique fortement corrompus et malhonnêtes constituent un péril national mortel. Et bien que la classe dirigeante politique de la Chine non démocratique puisse avoir comme vœu le plus cher de dissimuler ses erreurs majeures, sa machinerie de propagande sommaire échoue souvent dans cette tâche dommageable. Mais le système d'information interne aux États-Unis est bien plus compétent et expérimenté quant à façonner la réalité pour répondre aux besoins de nos dirigeants du monde des affaires et du gouvernement, et ce type de réussite provoque des dégâts considérables dans notre pays.
Peut-être les Étasuniens préfèrent-ils réellement que leurs présentateurs leur présentent des Bonnes Nouvelles et que leurs campagnes politiques puissent constituer des divertissements télévisés amusants. Sans doute les foules qui s'exclamaient dans le Colisée de l'Empire romain s'intéressaient-elles davantage à leur pain et à leurs jeux qu'aux tâches difficiles et dangereuses que leurs ancêtres avaient menées à bien durant l'ascencion de Rome vers la grandeur mondiale. Et tant que nous pourront continuer à échanger des rectangles de papier imprimé, faisant figurer des portraits de nos anciens présidents, en échange de téléviseurs à écran plat sortant des usines chinoises, peut-être que tout va bien et que nul ne doit s'inquiéter quant à la trajectoire apparente de notre nation, et moins que quiconque notre classe dirigeante politique.
Mais si tel est le cas, nous devons reconnaître que Richard Lynn, un universitaire britannique de premier plan, ne s'est pas trompé, lui qui a prédit depuis dix ans, voire plus, que la dominance mondiale par les peuples dérivés de l'Europe va rapidement vers sa fin, et que dans un avenir proche, le flambeau du progrès humain et de la première place mondiale sera inévitablement passé aux mains des Chinois.
CiterLongtemps chercheur de l'école "réaliste" aux universités de Harvard et de Columbia, Brzezinski a été le principal organisateur de la Commission trilatérale en 1973 et, en 1976, il a été nommé conseiller à la sécurité nationale au sein de l'administration Carter, s'imposant progressivement pour ses positions plus dures face à son rival, le secrétaire d'État Cyrus Vance. Il a fortement soutenu les activités des dissidents d'Europe de l'Est, notamment le puissant mouvement Solidarnosc dans sa Pologne natale, et il a également orchestré une aide militaire importante aux rebelles musulmans dans l'Afghanistan sous contrôle soviétique. Ces deux efforts ont probablement joué un rôle important dans l'affaiblissement fatal de l'URSS.
En effet, bien que Brzezinski fût lui-même un Démocrate aux fortes tendances sociales-démocrates, ses positions en matière de politique étrangère étaient tellement admirées par les conservateurs Républicains que l'on a même prétendu (https://en.wikipedia.org/wiki/Zbigniew_Brzezinski#After_power) plus tard que Ronald Reagan lui avait demandé de rester dans ce même rôle après la défaite de Carter en 1980.
(https://lesakerfrancophone.fr/wp-content/uploads/2024/08/41IXhK76-YL.jpg)
Au milieu des années 1980, Brzezinski est convaincu que le communisme soviétique est en phase terminale de déclin et, en 1989, il publie The Grand Failure (https://www.amazon.com/dp/0020307306/), qui porte le sous-titre prophétique "The Birth and Death of Communism in the Twentieth Century" (La naissance et la mort du communisme au vingtième siècle). L'ouvrage est paru près d'un an avant que la chute du mur de Berlin ne marque la fin d'une époque.
L'effondrement du rideau de fer a réuni les deux moitiés de l'Europe, deux générations après leur séparation, et a été suivi deux ans plus tard par l'effondrement et la désintégration choquante de l'Union soviétique elle-même. Moscou a rapidement perdu le contrôle des territoires qu'elle avait gouvernés pendant des siècles, la plupart des frontières de l'État successeur de la Russie étant ramenées à ce qu'elles étaient avant le règne de Pierre le Grand en 1682.
La disparition soudaine de l'URSS a totalement transformé le paysage géopolitique, laissant l'Amérique comme seule superpuissance mondiale, avec une domination incontestée sur l'ensemble du globe, une situation unique dans l'histoire du monde.
Brzezinski a étudié les conséquences de ce bouleversement mondial et a publié en 1997 The Grand Chessboard (https://www.amazon.com/dp/0465027261/) (Le grand échiquier), un ouvrage court mais influent qui résume notre position internationale sans précédent et expose des politiques géostratégiques visant à renforcer notre nouvelle domination sur le continent eurasien, la région qui constituait le "grand échiquier" de son titre.
(https://lesakerfrancophone.fr/wp-content/uploads/2024/08/61Zc6C0-EKS.jpg)
Au fil des ans, j'ai souvent vu (https://www.unz.com/article/alexander-dugin-and-the-origins-of-the-red-brown-alliance-myth/) des accusations selon lesquelles Brzezinski préconisait une stratégie d'hégémonie mondiale permanente des États-Unis, mais je pense que ces critiques confondaient ses idées avec le triomphalisme grossier des néoconservateurs, qui suivaient une voie idéologique totalement différente. J'ai finalement lu son livre il y a plusieurs années et j'y ai trouvé une analyse très réfléchie et modérée des dangers et des opportunités auxquels l'Amérique est confrontée sur la masse continentale eurasienne, l'auteur soulignant à plusieurs reprises que notre domination mondiale n'était qu'une condition temporaire, impossible à maintenir de manière permanente.
L'Amérique est son pays et il a certainement proposé des alliances et d'autres mesures pour renforcer et étendre notre position mondiale, mais il a cherché à le faire de manière raisonnable et modérée, en évitant les actions provocatrices ou précipitées et en tenant dûment compte des intérêts géopolitiques légitimes d'autres grandes puissances telles que la Chine, la Russie, le Japon et les grands États européens.
Son livre a été publié à un moment où le prestige et l'influence des États-Unis atteignaient des sommets. Quelques années plus tard, à la suite des attentats du 11 septembre, Brzezinski est devenu un fervent critique des projets de guerre en Irak de l'administration Bush, influencée par les néoconservateurs, une erreur désastreuse qui a ruiné la stabilité du Moyen-Orient, dilapidé notre crédibilité nationale et nous a coûté des milliers de milliards (https://www.newsweek.com/us-spent-six-trillion-wars-killed-half-million-1215588) de dollars. Depuis le milieu des années 1970, son plus proche allié et collaborateur (https://www.unz.com/runz/the-life-and-legacy-of-lt-gen-william-odom/) était son ancien assistant militaire, Bill Odom, qui, en tant que général trois étoiles, a ensuite dirigé la NSA pour Ronald Reagan au milieu des années 1980, et tous deux ont ensuite préconisé un rapprochement stratégique (https://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2008/05/26/AR2008052601740.html) immédiat avec l'Iran et le retrait d'Irak.
CiterEn bref, l'Amérique est suprême dans les quatre domaines décisifs de la puissance mondiale : sur le plan militaire, elle a une portée mondiale inégalée ; sur le plan économique, elle reste la principale locomotive de la croissance mondiale, même si elle est concurrencée à certains égards par le Japon et l'Allemagne (qui ne jouissent pas des autres attributs de la puissance mondiale) ; sur le plan technologique, elle conserve l'avance générale dans les domaines de pointe de l'innovation ; et sur le plan culturel, en dépit d'un niveau assez bas, elle jouit d'un attrait inégalé, en particulier parmi les jeunes du monde entier — tout cela donne aux États-Unis un poids politique qu'aucun autre État n'est sur le point d'égaler. C'est la combinaison de ces quatre éléments qui fait de l'Amérique la seule superpuissance mondiale.
CiterL'avant-dernier et plus long chapitre de son analyse de l'Eurasie était intitulé "L'ancrage extrême-oriental" et il décrivait cette région comme connaissant "un succès économique sans équivalent dans le développement humain". Il note qu'au cours de leur phase de décollage de l'industrialisation, la Grande-Bretagne et l'Amérique ont eu besoin d'environ un demi-siècle pour doubler leur production, alors que la Chine et la Corée du Sud sont parvenues au même résultat en une seule décennie. Brzezinski était persuadé que, sauf circonstances malheureuses, la Chine deviendrait une puissance économique mondiale de premier plan et pensait que notre pays devrait chercher à l'intégrer dans le système mondial que nous avions construit, tout en reconnaissant à juste titre que "l'histoire de la Chine est celle d'une grandeur nationale".
Cependant, bien que l'évaluation des perspectives de la Chine par Brzezinski soit très favorable, son analyse de 1997 était en fait assez prudente dans ses projections. Il doutait que les taux de croissance économique remarquables du pays se maintiennent pendant encore deux décennies, ce qui nécessiterait "une combinaison exceptionnellement heureuse d'un leadership national efficace" et de nombreuses autres conditions favorables, arguant qu'une telle "combinaison prolongée de tous ces facteurs positifs est peu probable".
Il s'est plutôt orienté vers un pronostic plus conventionnel disant que, vers 2017, la Chine pourrait avoir un PIB total considérablement plus élevé que celui du Japon, ce qui en ferait "une puissance mondiale, à peu près au même niveau que les États-Unis et l'Europe". En réalité, cette année-là, le PIB réel de la Chine (https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_GDP_sector_composition#Real_GDP_sector_composition) allait être plus de quatre fois supérieur à celui du Japon et sa production industrielle réelle plus importante que celle de l'Amérique et de l'Union européenne réunies.
CiterToute la carrière académique d'Allison avait été extrêmement sobre et respectable, et cela a sans aucun doute amplifié l'impact de son titre incendiaire et de ses prédictions spectaculaires. Le début de l'édition de poche était constitué de dix pages de louanges éclatantes produites par une longue liste de personnalités et intellectuels occidentaux parmi les plus prestigieux, allant de Joe Biden à Henry Kissinger en passant par le général David Petraeus et Klaus Schwab. Il semblait évident que le message avait trouvé une résonance profonde, et ce best-seller national reçut d'énormes louanges, fut sélectionné comme livre de l'année par le New York Times, le London Times, le Financial Times et Amazon. Ainsi, il y a six ans déjà, la grave possibilité d'une guerre des États-Unis contre la Chine était devenu un sujet très actif pour nos élites politiques et intellectuelles.
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Le raisonnement développé par Allison est aussi simple que convainquant. Comme il l'explique dans l'introduction de son article originel de 2015, bien qu'une guerre entre la Chine et les États-Unis puisse apparaître comme improbable ou même impensable, un examen élargi d'analogies historiques suggérait le contraire, et l'éclatement inattendu de la première guerre mondiale en constituait l'exemple le plus notable.
Après la fin de la Guerre Froide et l'effondrement de l'Union soviétique il y a plus de trente ans, les États-Unis émergèrent comme unique et indépassable superpuissance mondiale. Mais au cours de la dernière génération, le taux de croissance colossal de l'économie chinoise a propulsé ce pays devant les États-Unis en volume, et une telle transition était inédite depuis que les États-Unis avaient surpassé la Grande-Bretagne, vers la fin du XIXème siècle. Les progrès technologiques de la Chine avaient été tout aussi rapides, et dans notre monde moderne, ils constituaient les éléments de base de la puissance mondiale, sans compter que la Chine s'était mise à renforcer son appareil militaire, qui jusqu'alors n'avait pas constitué une haute priorité...
Cependant, lorsque Allison et ses associés ont passé au crible les 500 dernières années d'histoire pour trouver des situations voyant la puissance montante rapide d'une nation en ascension menacer de l'emporter sur une autre nation déjà dominante, ils ont découvert que dans bien plus de la moitié des instances — 12 sur 16 —, le résultat avait été la guerre...
Le titre provocateur du livre d'Allison aurait dû contenir un point d'interrogation — Destined for War ? — mais en dehors de cela, j'ai trouvé son analyse historique et géopolitique par trop plausible.
Allison n'a pas été le seul parmi les chercheurs de premier plan à suivre cette ligne de pensée. En 2001, John Mearsheimer (https://en.wikipedia.org/wiki/John_Mearsheimer), éminent politologue de l'Université de Chicago, avait publié The Tragedy of Great Power Politics (https://www.amazon.com/dp/0393349276/), qui apportait un cadre théorique à sa doctrine du "réalisme offensif", dont il affirmait qu'elle était la meilleure pour expliquer le comportement des nations. Selon cette conception, toutes les grandes puissances aspiraient à devenir des hégémonies — des pays nettement plus puissants que tout rival régional — et durant des siècles, des guerres avaient été menées pour établir ou pour bloquer ce type d'hégémonie, les guerres napoléoniennes ainsi que les première et seconde guerres mondiales en constituant des exemples évidents.
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Bien qu'une telle hégémonie fût d'un ordre régional, il affirme qu'il était également très tentant pour une hégémonie établie dans une partie du monde de bloquer l'ascension de toute autre hégémonie potentiellement rivale, où que celle-ci se développât. Ainsi, après que les États-Unis parvinrent à établir une position hégémonique dans l'hémisphère occidentale, c'est tout naturellement qu'ils étaient intervenus dans les deux guerres mondiales afin d'empêcher l'Allemagne de parvenir à un statut similaire en Europe, et d'empêcher le Japon d'y parvenir en Asie orientale.
Selon Mearsheimer, les stratégies typiques impliquaient la création et le soutien de coalitions d'équilibrage local, des alliances d'autres puissances régionales utilisées pour empêcher l'ascension d'une hégémonie locale. Ainsi, les États-Unis avaient soutenu la Grande-Bretagne et la France pour empêcher l'Allemagne d'accéder à l'hégémonie européenne durant la première guerre mondiale, et avaient recommencé en intégrant l'Union soviétique à l'équation pour la seconde guerre mondiale. De même, les États-Unis avaient bloqué la montée vers l'hégémonie du Japon en Asie orientale en s'alliant avec la Chine, l'Australie et la Grande-Bretagne sur le théâtre de l'Extrême-Orient, également durant la seconde guerre mondiale.
L'édition mise à jour de 2014 de son livre comprend un long chapitre de clôture centré sur la Chine, apparaissant du fait de l'accroissement large et rapide de sa puissance comme une potentielle hégémonie asiatique. Par conséquent, selon le cadre théorique de Mearsheimer, un conflit contre les États-Unis était quasiment inévitable, et notre pays allait naturellement encourager une coalition anti-chinoise constituée d'autres puissances locales, afin d'enrayer la dominance régionale de la Chine.
CiterLe point central souligné aussi bien par Allison et Mearsheimer était que les caractéristiques particulières des États-Unis et de la Chine — leur système politique, leur culture, leur histoire et leur système de gouvernement national— étaient en grande partie indifférentes à la prédiction de leur probable confrontation militaire. Seul le statut de puissance régnant sur le monde des États-Unis, et celui de puissance ascendante pour la Chine, était important et toutes les autres différences ne servaient guère que de moyen utile à mobiliser le soutien populaire derrière un conflit mené uniquement par des considérations de politique de puissance. Ce type de cadre constituait le "réalisme" géopolitique dans sa forme la plus pure...
Ni Allison ni Mearsheimer n'ont prouvé de manière catégorique qu'une guerre contre la Chine était inévitable, pas plus qu'ils n'ont revendiqué l'avoir fait. Mais les éléments historiques qu'ils présentent suffisent en soi à justifier les importantes préoccupations à cet égard. Et comme Allison l'a indiqué, il peut suffire d'une situation de confrontation tendue pour que des incidents militaires relativement mineurs dans le Sud de la Mer de Chine puissent déclencher une escalade, et finissent peut-être même par atteindre le seuil de la guerre nucléaire.
La réédition de l'ouvrage de Mearsheimer a été publiée en 2014, suivie du best-seller national d'Allison en 2017, et la situation malheureuse qu'ils prédisaient devient de plus en plus plausible chaque année, marquée par une augmentation constante de la rhétorique des dirigeants politiques étasuniens, et amplifiée par les médias dominants. Je soupçonne que leurs livres et autres présentations publiques aient pu encourager cette tendance, faisant muter la notion d'une guerre mondiale contre la Chine d'impensable à plausiblement réaliste.
CiterKevin Rudd (https://en.wikipedia.org/wiki/Kevin_Rudd) a été à deux reprises premier ministre de son pays (2007-2010 et 2013), et a ensuite déménagé aux États-Unis, où il est devenu par la suite président de l'Asia Society, basée à New York, avant d'être nommé il y a quelques semaines ambassadeur d'Australie aux États-Unis. Au mois de mars 2022, il a publié La Guerre Évitable (https://www.amazon.com/dp/1541701291/), avec pour sous-titre funeste "Les dangers d'un conflit catastrophique entre les États-Unis et la Chine de Xi Jinping". Bien que je ne connaisse que peu de choses sur sa carrière, j'ai décidé de lire son livre pour prendre connaissance des idées qu'il développe sur l'évitement de ce conflit mondial en approche.
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Rudd semble présenter l'historique idéal pour mener à bien la tâche importante qu'il s'est assignée, puisqu'il a obtenu son diplôme universitaire sur un sujet d'études sur la Chine, et qu'il est totalement bilingue en mandarin, une langue qu'il a commencé à apprendre à l'âge de 18 ans. Comme il l'explique dans son introduction, il a beaucoup vécu et voyagé aussi bien en Chine qu'aux États-Unis, dispose de nombreux amis dans les deux pays, et espère beaucoup que les deux pays puissent éviter ce qu'il considère comme un conflit superflu. J'ai trouvé son ouvrage excellent, et il méritait sans aucun doute les éloges appuyés qu'en a faits Allison en personne, ami personnel de l'auteur, ainsi que Kissinger et d'autres personnalités dominantes du monde militaire et académique étasunien. L'ouvrage a été publié en langue anglaise, et vise de toute évidence en premier chef un lectorat étasunien, et il consacre par conséquent la plupart de son contenu à expliquer les perspectives du point de vue chinois, mais le côté étasunien du conflit fait également l'objet d'une couverture considérable.
CiterRudd semble parfaitement qualifié pour mener à bien cette analyse. Avant de devenir premier ministre, il a développé une longue carrière de diplomate au service de l'Australie, a fini par monter en grade pour devenir ministre des affaires étrangères, et il a rencontré Xi pour la première fois il y a 35 ans, lorsque les deux hommes étaient des personnalités débutantes ; au fil des années, il a passé un total de dix heures de conversation avec lui à six occasions séparées, dont certaines furent tout à fait informelles. Ajoutons à ceci la multitude d'autres sources personnelles qu'il a acquises au cours des décennies, aussi bien en Chine qu'en Occident, et je doute que l'on puisse trouver beaucoup d'autres personnalités disposant de sa compréhension des objectifs du haut dirigeant chinois. Nous devrions donc prendre cet auteur très au sérieux lorsqu'il décrit, à plusieurs occasions, ces objectifs suivant des termes spectaculaires : "Xi veut s'assurer une place dans l'histoire du parti chinois, au moins égale à celle de Mao et plus grande que celle de Deng."
Rudd présente les objectifs majeurs développés par Xi dans une suite de dix chapitres, représentant les cercles concentriques de ses objectifs stratégiques, et ceux-ci remplissent la moitié du livre. Xi accorde la plus haute importance au maintien de la puissance politique et de l'unité nationale, suivis par le développement économique, la modernisation de l'appareil militaire, et enfin l'accroissement de l'influence de la Chine sur son voisinage, ainsi que sur la périphérie asiatique, et enfin de compte sur le monde. J'ai trouvé utile l'approche organisationnelle de Rudd, et son analyse m'apparaît des plus plausibles.
De toute évidence, les nations importantes présentent des intérêts en conflits les uns avec les autres, et l'ascension de la puissance chinoise devrait nécessairement produire un déclin de la puissance des États-Unis, mais au cours de tous ces chapitres, je n'ai pas trouvé beaucoup de conflits profondément enracinés ou inhérents à nos deux pays-continents. Il y a quelques semaines, j'avais relu l'influent ouvrage de Zbigniew Brzezinski, paru en 1997, Le Grand Échiquier, mais ses projets ne visaient pas vraiment à menacer les intérêts vitaux de nos principaux concurrents, ni à provoquer une guerre. J'avais eu fortement tendance à me ranger derrière Brzezinski durant son débat de 2005 avec Mearsheimer sur la Chine, et dans la mesure où Rudd a correctement analysé les objectifs et les projets développés par Xi à l'échelle mondiale, j'aurais tendance à les classer dans la même catégorie. Les rivalités internationales qui impliquent même occasionnellement la rivalité ne produisent pas forcément des conflits internationaux, pas plus que la rivalité politique intérieure ne doit nécessairement déboucher sur la guerre civile.
CiterLorsque Mearsheimer écrivit son long chapitre de fin en 2014, il avait naturellement envisagé que la Russie constituerait un élément central de la coalition d'équilibrage que les États-Unis allaient édifier contre les Chinois, aux côtés de l'Inde, du Japon, et de puissances plus mineures comme la Corée du Sud et le Vietnam. Tout stratège étasunien rationnel visant à contenir une Chine en pleine ascension aurait adopté une telle approche.
Mais les néoconservateurs aux manettes de la politique étrangères sous l'Administration Obama étaient incroyablement plus arrogants que rationnels, et cette même année, ils ont orchestré un coup d'État anti-russe en Ukraine, suivi par la perte de la Crimée et les combats qui ont survenu dans le Donbass, autant d'éléments qui ont empoisonné nos relations avec la Russie. Peu de temps après, Mearsheimer a prononcé son discours prophétique sur les risques futurs mais imminents d'un conflit entre la Russie et l'OTAN en Ukraine, une présentation qui a été visionnée rien qu'au cours de l'année passée par quelque 29 millions de personnes sur Youtube, soit peut-être davantage de vues que toute autre conférence académique de l'histoire de l'Internet.
CiterAussi, lorsqu'Allison a publié son livre en 2017, toute possibilité d'une alliance étasuno-russe contre la Chine s'était évaporée, et la Russie n'apparaissait quasiment plus dans sa discussion. Ces tendances ont continué de s'approfondir, au point que l'an dernier, le livre de Rudd présentait déjà la Chine et la Russie comme des partenaires stratégiques, et évoquait le fait que Xi avait décrit le président russe Vladimir Poutine comme "son meilleur ami" et que les deux pays collaboraient de manière régulière sur toute une gamme de sujets politiques, militaires et économiques. Mais la Russie continuait de constituer un facteur mineur dans l'analyse développée par Rudd, et son rôle n'est discuté que dans quelques pages, et ne fait l'objet que de références éparses dans le reste de l'ouvrage.
L'éclatement de la guerre russo-ukrainienne a tout chamboulé, tout comme la vague sans précédent de sanctions occidentales qui ont suivi contre la Russie, ainsi que la quantité massive d'aides financières et militaires apportées à l'Ukraine, qui totalisent déjà les 120 milliards de dollars, une somme nettement supérieure au total du budget annuel de la défense russe. Au cours de l'année écoulée, l'OTAN, États-Unis en tête, a mené une guerre par procuration contre la Russie aux frontières de ce pays, une guerre au sujet de laquelle de nombreux dirigeants politiques étasuniens ont déclaré qu'elle ne pourrait s'achever que sur la défaite de la Russie et la mort ou le renversement de Poutine. En Europe, la Cour de la Haye a déjà émis un mandat d'arrêt contre le président russe pour de supposés crimes de guerre.
Juste avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, Xi avait tenu sa 39ème rencontre personnelle avec Poutine, et avait déclaré (https://www.reuters.com/world/china/moscow-beijing-partnership-has-no-limits-2022-02-04/) que le partenariat entre la Chine et la Russie "était sans limite." L'offensive tous azimuts qui s'en est suivie de l'Occident contre la Russie a produit, comme il était inévitable que cela se produise, une étroite alliance entre les deux énormes pays.
La puissance industrielle de la Chine est colossale, et son économie productive réelle est déjà plus importante que le total combiné de celles des États-Unis, de l'Union européenne et du Japon (https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_GDP_sector_composition#Real_GDP_sector_composition). Mais si l'on ajoute à cela les énormes ressources énergétiques et autres ressources naturelles de sa voisine russe, qui lui est complémentaire, et les deux dépassent probablement la puissance des États-Unis ajoutée à celle de tous ses alliés.
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