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Henri Bouasse et les honneurs (tout petit extrait)

Démarré par JacquesL, 15 Décembre 2006, 12:26:16 PM

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JacquesL

http://melusine.eu.org/syracuse/texpng/bouasse/bouasse2_1.pdf

L'humour d'Henri Bouasse


Dans la préface de son livre Cordes et membranes (1926), Henri Bouasse disserte longuement,
sur le mémoire de Réaumur sur le thermomètre (1730), qu'il donne en exemple d'oeuvre scientifique
remarquable. Puis il entrouvre la porte pour une récréation, que je vous laisse goûter :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Récemment je reçus la lettre suivante, que je crois devoir communiquer au public, bien que mon
amour-propre n'ait pas lieu d'en être satisfait.
Paris, le 21 janvier 1926.


« Monsieur,
Il y a quelques semaines, sous un faux nom, je vous fis une visite pour contenter la turlutaine
d'un ami sédentaire qui désire savoir si les gens ont le nez camus ou en trompette. Vous me reçûtes
bien ; mais je fus choqué de vous trouver en bras de chemise, sans faux col, une cigarette à la bouche.
Un tel débraillé me blessa, car je suis droguiste et notable commerçant.
Je vous trouvai au milieu de livres dont je comptai 14 grand ouverts, ce qui n'ajouta pas à mon
admiration, ayant pour habitude de n'en lire qu'un à la fois (quand j'en lis).
Devant, vous s'étalait un vieil in-quarto (mon ami est libraire, 17, rue Lénine) que vous considériez
avec amour. Ne sachant que dire, je m'enquis de ce qu'il contenait.
Ce fut comme, si j'avais ouvert la bonde d'un tonneau plein. Il s'agissait de Réaumur et des
thermomètres, sujet fort convenable parce que, droguiste, je le possède dans ses grandes lignes.
Monsieur, vous fûtes long, mais parvîntes à m'intéresser ; quand je vous quittai, j'avais presque
oublié votre manque de tenue.
Eh bien ! Monsieur, ma première impression était la bonne : vous n'êtes qu'un fumiste ou un
abruti.
Avant-hier je me trouvais dans la boutique de mon ami. Sur le comptoir j'avisai un magnifique
volume que j'ouvris machinalement. Quelle ne fut pas ma stupeur de lire, à propos de Réaumur, la
page que voici !
« C'est à Réaumur qu'est due la première unification des degrés thermométriques dans un travail
publié en 1730 ou les méthodes qu'il employait sont minutieusement décrites. Il renonce (et cela
n'était pas un progrès) aux deux points fixes d'Amontons, pour ne conserver que le point de fusion
de la glace ou il place le zéro ; la graduation est déterminée par cette condition que pour chaque degré,
le liquide (de l'esprit-de-vin) se dilate de la millième partie de son volume initial. Le thermomètre
de Réaumur devint rapidement d'un usage presque universel : chose curieuse, tandis qu'il a disparu
depuis longtemps en France, il s'est maintenu dans les pays de langue allemande par choix du point
d'ébullition de l'eau (80°) qui conserve l'échelle de Réaumur. »
Je n'eus pas un instant de doute sur la valeur de ce texte. Le volume en question, imprimé sur
beau papier et fort cher, est le tome XIV de l' Histoire de la Nation française ; le signataire est ancien
élève de l'école polytechnique, professeur à la Sorbonne, membre de l'Institut, de cet Institut que
vous avez l'inconvenance d'appeler le Dépôt National des Pets-de-Loup, alors qu'il est le Panthéon
de nos Gloires.
Je conclus. Vous êtes un mauvais plaisant (je crois bien avoir remarqué votre oeil goguenard) ; plus
vraisemblablement vous êtes gâteux. Dans ce cas Monsieur, achetez une petite voiture, installez-vous
dedans qu'on vous promène au soleil, dodelinant de la tête et faisant ga, ga, ga, ga !
Vous n'avez aucun titre, aucune décoration ; vous n'appartenez à aucune société savante, vous
n'avez même aucune relation avec l'Institut National de Recherches Scientifiques ou celui de Coopération
Internationale Intellectuelle (si utiles : ils donnent la matérielle à deux de mes neveux, trop bêtes
pour que je les garde dans mes magasins). Vous n'êtes pas riche. Et vous avez la prétention ridicule
d'exister par vous-même, d'avoir des idées personnelles surtout, y compris le mémoire de Réaumur.
Rentrez en vous-même. Vous êtes un vieux petit fonctionnaire à 900 dollars, ce que refuserait
mon caissier, ce que je donne à mes commis qui se décorent du titre d'ingénieur quand ils distinguent
la margarine de la cassonade, ou la vanille de la cannelle !
Je signe d'un nom emprunté : la critique sincère, par conséquent utile, doit être anonyme ; le
patient reçoit les coups sans pouvoir en tirer vengeance, et le critique accomplit sans danger sa tâche
noble et salutaire.
« POTDECOLLE, Droguiste. »