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Une histoire populaire des États-Unis, de Howard Zinn.

Démarré par JacquesL, 16 Février 2009, 04:04:47 PM

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JacquesL

L'information date de 2004, je l'ignorais jusqu'à ce qu'un québécois au pseudo de "El Kabong" le signale :
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/01/ZINN/10939

Citer

L'histoire populaire des Etats-Unis
« Un pouvoir que nul ne peut réprimer »

Le Prix des amis du « Monde diplomatique » a été remis, le 1er décembre 2003, à Howard Zinn pour son livre « Une histoire populaire des Etats-Unis », diffusé à plus d'un million d'exemplaires outre-Atlantique. Dans le discours prononcé à cette occasion, l'auteur a détaillé son projet intellectuel. Engagé dans les luttes sociales de son pays et conscient des œillères de l'histoire officielle, il entend aussi restituer au peuple américain la mémoire des combats qu'il a menés.
Par Howard Zinn

A la fin des années 1970, quand j'ai décidé de me lancer dans ce projet [écrire Une histoire populaire des Etats-Unis], j'enseignais l'histoire depuis vingt ans. Professeur au Spellman College, université de filles noires à Atlanta, j'avais d'abord participé au mouvement des droits civiques dans le sud des Etats-Unis. Puis vinrent dix années de lutte contre la guerre du Vietnam. En matière de « neutralité », ces expériences apportent peu à un historien, qu'il soit enseignant ou écrivain.

Mon sens critique avait toutefois été aiguisé bien auparavant par mon éducation au sein d'une famille d'immigrés de la classe ouvrière de New York, puis par trois années de travail dans un chantier naval, puis, pendant la seconde guerre mondiale, par mon expérience à bord d'un bombardier de l'armée de l'air qui décollait d'Angleterre pour lâcher des bombes en Europe, y compris sur la côte atlantique de la France.

Au lendemain de la guerre, j'ai bénéficié de l'éducation supérieure gratuite qui venait d'être accordée à des millions d'anciens combattants, dont tous les enfants d'ouvriers qui n'auraient jamais pu autrement se payer des études (1). J'ai obtenu mon doctorat d'histoire à Columbia, mais, grâce à mon expérience, je n'ignorais pas que ce que j'avais appris à l'université laissait de côté bien des éléments cruciaux de l'histoire des Etats-Unis.

Quand je me suis mis à enseigner et à écrire, je ne me faisais pas d'illusions sur ce qu'est l'« objectivité » : éviter d'exprimer un certain point de vue. Je savais en effet qu'un historien (ou un journaliste, ou quiconque raconte une histoire) est obligé de choisir, entre un nombre infini de faits, ceux qu'il faut présenter et ceux qu'il convient d'omettre. Et qu'il reflète ainsi, de manière consciente ou inconsciente, ses intérêts.

Certains enseignants et décideurs politiques aux Etats-Unis répètent de façon insistante que les élèves ou étudiants doivent « apprendre les faits ». Cela me rappelle le pédant Gradgrind, personnage des Temps difficiles de Dickens, qui réprimande un jeune enseignant : « N'enseignez rien que des faits, des faits, des faits. » Mais derrière chaque « fait » présenté par un enseignant, un écrivain ou quiconque, on trouve un jugement. Celui qui consiste à dire que ce fait-là est important et que les autres seront laissés de côté.

Mensonges et falsifications

Il y a des sujets d'une importance fondamentale à mes yeux et que je ne retrouve pas dans l'histoire officielle, qui domine la culture américaine. Ces omissions nous donnent une image déformée du passé, mais – et c'est plus grave – elles nous induisent en erreur à propos du présent.

Prenons, par exemple, la notion de classe sociale. La culture dominante (que l'on retrouve dans l'éducation, dans la vie politique ou dans les médias) prétend que notre société serait dépourvue de classes et que nous n'aurions qu'un seul intérêt, l'intérêt commun. Dans le préambule de la Constitution des Etats-Unis, on lit : « We the people » (Nous, le peuple). L'expression est trompeuse. En 1787, la Constitution fut, en effet, rédigée par cinquante-cinq hommes, tous blancs et tous riches maîtres d'esclaves ou commerçants, déterminés à mettre en place une autorité capable de défendre les intérêts de leur classe.

Ce système de gouvernement au service des besoins des riches et des puissants s'est perpétué tout au long de l'histoire des Etats-Unis. Jusqu'à nos jours. Le langage couramment utilisé laisse penser que tous (riches, pauvres et classe moyenne) ont un intérêt commun. Ainsi, lorsqu'on parle de la nation, on utilise des termes universels. Quand, tout sourire, le président déclare que notre économie « se porte bien », il ne tient pas compte des cinquante millions de personnes qui font ce qu'elles peuvent pour survivre, alors que la classe moyenne ne se porte pas trop mal et que le 1 % de la population qui détient 40 % des richesses de la nation se porte, lui, tout à fait bien.

L'intérêt de classe des gouvernants a toujours été dissimulé derrière un voile appelé « intérêt national ». Ma propre expérience de la guerre, ainsi que l'histoire de toutes les interventions militaires américaines éveillent mon scepticisme chaque fois que j'entends de hauts responsables parler de l'« intérêt national » ou de la « sécurité nationale » pour justifier leur politique. C'est avec des justifications de ce genre que Harry Truman lança en 1950 ce qu'il appela une « action de police » en Corée, laquelle fit plus de deux millions de victimes, que Lyndon Johnson et Richard Nixon menèrent en Indochine une guerre tout aussi meurtrière, que M. Ronald Reagan envahit la Grenade en 1983, que le père de l'actuel président attaqua Panama en 1989 puis l'Irak deux ans plus tard et que M. William Clinton bombarda à son tour l'Irak dès 1993.

Le « Bush nouveau » nous a expliqué à son tour qu'il en allait de l'intérêt national d'envahir et de bombarder l'Irak. Absurde, une telle proposition n'a pu être acceptée aux Etats-Unis que parce qu'une chape de mensonges gouvernementaux et médiatiques avait enveloppé l'ensemble du pays. Mensonges relatifs aux « armes de destruction massive », mensonges relatifs aux liens de l'Irak avec Al-Qaida. Le nombre croissant d'Américains qui commencent à réaliser l'ampleur des falsifications explique l'actuelle baisse de popularité de M. George W. Bush. Ce recul intervient en dépit d'une étroite collaboration entre le gouvernement et les grands médias. Laquelle caractérise, en général, davantage un Etat totalitaire qu'une démocratie.

La perspective d'une guerre brève et sans douleur s'est dissipée. Plusieurs centaines de soldats américains sont morts, plus de mille, peut-être deux mille, sont blessés. Sur une petite chaîne de télévision câblée (une grande chaîne hertzienne ne diffuserait pas ce genre de choses), la comédienne Cher a raconté ce qu'elle avait vu en se rendant récemment dans un hôpital de Washington : des combattants ayant perdu, qui les bras, qui les jambes, des hommes très jeunes déjà mutilés à vie. Et Cher s'est interrogée sur les raisons de cette guerre.

Nous essayons d'informer les Américains de ce sur quoi les médias font le silence. Par exemple, ces dix mille, peut-être trente mille civils irakiens qui furent tués au cours d'opérations brèves mais sanglantes. Grâce à Internet et à des stations de radio progressistes, nous tentons également d'expliquer les modalités de l'occupation de l'Irak : le débarquement violent chez les habitants, l'arrestation d'innocents, quel que soit leur âge, le largage de bombes de 250 ou de 500 kg sur des quartiers résidentiels.

Quand j'ai décidé d'écrire Une histoire populaire des Etats-Unis, j'ai choisi de raconter l'histoire des guerres de la nation, non pas vues par des généraux ou par des chefs politiques, mais par les jeunes ouvriers devenus des GI, par leurs parents et leurs épouses qui un jour recevaient des télégrammes bordés de noir. Je voulais raconter l'histoire des guerres américaines, mais à partir du point de vue des « ennemis » : les Mexicains, dont le pays fut envahi, les Cubains, dont le territoire fut saisi en 1898, les Philippins, qui subirent, au début du XXe siècle, une abominable guerre dévastatrice, au cours de laquelle 600 000 personnes périrent en s'opposant aux Etats-Unis, alors déterminés à conquérir les Philippines.

Un phénomène m'a frappé au début de mes études d'histoire. J'essaie désormais de l'expliquer dans mes livres. C'est la manière dont la ferveur nationaliste (qu'on nous inculque dès l'enfance en nous imposant le serment d'allégeance au drapeau (2), la vénération de l'hymne national et une rhétorique « patriotique » très orientée) imprègne le système éducatif de tous les pays. Je me demande ce que serait la politique étrangère des Etats-Unis si on effaçait, du moins de nos esprits, toutes les frontières du monde pour considérer chaque enfant comme nôtre, où qu'il se trouve. Il serait alors impensable de larguer une bombe atomique sur Hiroshima, du napalm sur le Vietnam, sur l'Afghanistan ou sur l'Irak.

Lorsque j'ai entrepris la rédaction de mon livre, j'étais influencé par ce que j'avais vécu jusque-là : d'abord avec mes parents dans une communauté noire du Sud, puis enseignant dans une université de filles noires, militant contre la ségrégation raciale. Je me suis rendu compte que l'histoire telle qu'elle nous était apprise reléguait toujours au second plan, voire à l'arrière-plan, tous ceux qui n'ont pas la peau blanche. Certes, les Indiens jouent les figurants, vite oubliés ; les Noirs font une apparition comme esclaves puis en tant qu'hommes prétendument libérés. Mais, chaque fois, c'est l'homme blanc qui tient le premier rôle.

De l'école élémentaire au lycée, personne ne m'a laissé entendre que l'arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde avait été le synonyme d'un génocide qui annihila la population indigène d'Hispaniola (3). Personne ne m'a expliqué qu'il s'agissait de la première étape de l'expansion prétendument bienveillante d'une nation nouvelle, mais que cette expansion signifiait en réalité l'expulsion violente des Indiens de la totalité du continent, qu'elle serait jalonnée d'atrocités indicibles à l'issue desquelles on parquerait les survivants dans des réserves.

On enseigne à tous les écoliers américains le massacre de Boston, qui se déroula à la veille de la guerre d'Indépendance contre la couronne anglaise. Cinq Américains furent alors tués par des soldats britanniques, en 1770. Mais combien d'écoliers savent que six cents hommes, femmes et enfants de la tribu des Péquot, en Nouvelle-Angleterre, avaient été massacrés en 1637 ? Ou que des centaines de familles indiennes furent décimées, en pleine guerre de Sécession, dans le Colorado, par des soldats américains ?

Au cours de mes études d'histoire, je n'ai jamais entendu parler des massacres répétés de Noirs, perpétrés dans le silence assourdissant d'un gouvernement drapé dans sa fierté de posséder une Constitution garantissant l'égalité des droits. En 1917, par exemple, a éclaté à East St. Louis l'une des nombreuses émeutes raciales de ce que nos livres d'histoire (de Blancs) appellent « l'Ere progressiste ». Des ouvriers blancs, irrités par l'arrivée d'ouvriers noirs, assassinèrent environ deux cents personnes. Un Noir américain, W. E. B. Du Bois, écrivit sur le sujet un article célèbre, « Le Massacre d'East St. Louis ». Joséphine Baker déclara alors : « L'idée même de l'Amérique me fait trembler. »

En écrivant Une histoire populaire des Etats-Unis, j'espérais déclencher une prise de conscience des conflits de classes, de l'injustice raciale, de l'inégalité des sexes et de l'arrogance américaine. Mais je voulais également mettre en lumière la résistance au pouvoir de l'establishment, le refus des Indiens de mourir et de disparaître, la rébellion des Noirs contre l'esclavage puis contre la ségrégation, les grèves organisées par la classe ouvrière.

Car omettre ces actes de résistance, ces victoires même limitées du « petit peuple » américain, reviendrait à faire croire que le pouvoir est seulement entre les mains de qui détient des armes à feu, de qui possède les richesses. J'ai souhaité rappeler que les gens qui semblent n'en pas disposer (ouvriers, gens de couleur, femmes), sitôt qu'ils s'organisent et protestent à l'échelle d'une nation, se donnent un pouvoir qu'aucun gouvernement ne peut aisément réprimer. Je ne veux pas inventer des victoires populaires là où il n'y en a pas. Mais penser qu'écrire des pages d'histoire devrait se résumer à dresser une litanie d'échecs revient à faire des historiens les collaborateurs d'une spirale régressive d'apparence inexorable.

Si l'histoire veut être créative, anticiper un avenir possible sans pour autant nier le passé, il faut, me semble-t-il, mettre en valeur des possibilités nouvelles et révéler tous ces épisodes enfouis dans l'ombre et lors desquels des gens ont montré leur capacité à résister, même très brièvement, à se rassembler – et parfois à gagner. Je pars du postulat, ou peut-être de l'espoir, que notre avenir réside davantage dans les moments de solidarité que notre passé recèle que dans les siècles de guerre si solidement ancrés dans nos mémoires.
Howard Zinn.


Howard Zinn
Historien. Professeur émérite à l'université de Boston (Etats-Unis). Auteur, entre autres, d'Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, et de Nous, le peuple des Etats-Unis..., Agone, Marseille, respectivement 2003 et 2004.

(1) Le 22 juin 1944, les Etats-Unis instituent le « GI Bill » qui a pour objet d'offrir « une aide du gouvernement fédéral aux anciens combattants de la seconde guerre mondiale qui veulent se reconvertir dans la vie civile ». Ce programme (une forme de gratuité des études) ouvrira les portes de l'université à beaucoup d'Américains d'origine populaire. A l'heure actuelle, le passage par l'armée est souvent un moyen pour les Américains les moins favorisés d'entreprendre par la suite des études supérieures, autrement hors de portée compte tenu de leur prix aux Etats-Unis.

(2) Récité dans les écoles américaines, le serment proclame l'allégeance au « drapeau des Etats-Unis et à la République dont il est le symbole. Une nation, régie par Dieu (« under God ») indivisible, avec la liberté et la justice pour tous ».

(3) L'île aujourd'hui divisée entre la République dominicaine et Haïti.