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Un cas de cécité soudaine.

Démarré par JacquesL, 15 Février 2007, 11:50:08 AM

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JacquesL

Un cas de cécité soudaine.

Lu sur une fiche : "J'fais ce que je veux ! Comme je veux ! Avec qui je veux !"
Je dédie ce récit à ce genre d'égoïstes triomphant(e)s, à ces "Vrout Merdre ! Moi je ! ! ! ".
Le récit n'est évidemment pas de moi. Je ne suis responsable que du choix, de la numérisation, de la correction, d'une inversion de paragraphes, et de la copie sur ce site.

MHE, recueilli par Jay Haley (Uncommun Therapy, 1973)

CiterOn m'envoya un homme qui était employé dans un hôpital psychiatrique : en se rendant à son travail, il avait été atteint d'une cécité soudaine et quasi totale. Il était tout à fait effrayé lorsqu'on me l'amena. Avec crainte et hésitation, il me dit que ce matin-là, il avait pris son petit déjeuner, et, tandis qu'il riait et plaisantait avec sa femme, celle-ci avait raconté une histoire osée qui l'avait soudain mis extrêmement mal à l'aise. Il était parti de chez lui en colère et avait décidé d'aller à son travail à pied au lieu de prendre l'autobus comme d'habitude. En tournant à un certain coin de rue, il était soudain devenu aveugle. Il fut pris d'une violente panique, et un ami qui passait en voiture l'avait ramassé au passage et emmené à l'hôpital. L'ophtalmologiste l'avait examiné immédiatement et me l'avait envoyé. L'homme était beaucoup trop effrayé pour faire un récit cohérent de ce qui était arrivé. Cependant, il affirma effectivement que tous ces temps-ci, sa femme et lui s'étaient fréquemment querellés ; elle s'était mise à boire quand elle était à la maison, et il avait trouvé des bouteilles d'alcool qu'elle avait cachées. Accusée de boire, elle s'en était âprement défendue.

Lorsque je lui demandai à quoi il pensait quand il était parti de chez lui, il expliqua qu'il n'avait d'autre idée en tête que la vive colère qu'il ressentait envers sa femme, car il estimait qu'elle ne devrait pas raconter d'histoires scabreuses. Il éprouvait un vague sentiment d'appréhension, car il avait l'impression très nette que la perspective d'un divorce se profilait à l'horizon.

Je lui demandai de refaire mentalement le trajet de chez lui jusqu'à l'endroit où sa cécité s'était soudainement manifestée. Un blocage mental apparut : comme je lui demandais de me décrire ce coin de rue particulier, il répondit que, bien qu'y étant passé en de très, très nombreuses occasions, il ne pouvait se souvenir de rien qui s'y rapportât, et que son esprit était totalement vide.

Je connaissais bien le coin de rue dont il s'agissait, aussi je lui posai un certain nombre de questions susceptibles de le mettre sur la voie, mais sans parvenir à lui arracher quoi que ce soit. Puis je lui demandai de me décrire exactement la façon dont cette cécité s'était manifestée. Il déclara qu'il avait soudain été ébloui par une lumière fulgurante d'un rouge intense, comme s'il avait regardé fixement l'éclat rougeoyant du soleil. Cette lumière rouge ne s'était pas effacée. Au lieu de voir quelque chose de sombre ou de noir, il ne voyait rien d'autre que du rouge partout, une clarté aveuglante d'un rouge étincelant. Il était accablé par le sentiment horrible que plus jamais durant son existence il ne pourrait voir autre chose que ce flamboiement rouge. En disant cela, le patient fut pris d'une excitation hystérique telle qu'il fallut lui administrer des sédatifs et le mettre au lit.

On fit venir l'épouse du patient à l'hôpital. Avec beaucoup de difficultés, et après avoir protesté à maintes reprises de son indéfectible amour conjugal, elle finit par confirmer les dires de son mari à propos de son alcoolisme. Elle refusa de raconter l'histoire qui avait été à l'origine de la querelle, déclarant simplement que c'était une histoire osée où il était question d'un homme et d'une fille rousse* et que ça n'avait vraiment aucune importance.

On lui dit à quel endroit son mari était soudain devenu aveugle, et on lui demanda si elle savait quelque chose à propos de ce coin de rue. Après avoir évité plusieurs fois de répondre directement, elle se souvint qu'il y avait une station-service de l'autre côté de la rue. Elle et son mari y allaient souvent quand ils avaient besoin d'essence pour leur voiture. En insistant davantage, je la fis se souvenir d'un employé de la station-service qui avait une chevelure d'un roux ardent. Puis pour finir, après maints encouragements, elle avoua que cet employé, que tout le monde surnommait « le Rouquin* », était son amant. A plusieurs reprises, il lui avait fait, devant son mari, des remarques d'une familiarité déplacée, et ce dernier n'avait pas du tout apprécié ce comportement. Après avoir mûrement réfléchi, elle déclara qu'elle romprait avec son amant si je guérissais son mari de sa cécité, et elle me demanda, eu égard au secret professionnel, de ne pas divulguer ses confidences. Je lui fis remarquer que son mari était inconsciemment au courant de la situation, et que toute autre révélation ultérieure dépendrait uniquement de la façon dont elle agirait.

Lorsque je vis le patient le lendemain, il était encore incapable de donner aucun renseignement complémentaire. Je m'efforçai de le persuader du caractère momentané de sa cécité, mais il n'était pas du tout dans l'état d'esprit qui aurait convenu pour accueillir de tels propos. Il demanda que l'on fasse les démarches nécessaires pour l'envoyer dans une école pour aveugles. J'eus beaucoup de mal à le persuader d'accepter le principe d'un essai de thérapie, mais en promettant de ne rien tenter à propos de sa vision. Lorsqu'il finit par consentir, je suggérai l'hypnose, parce que c'était une thérapie efficace, appropriée aux objectifs qu'il voulait atteindre. Il demanda immédiatement s'il saurait ce qui se passait pendant qu'il était en état de transe. Je lui dis que cela pouvait demeurer uniquement dans son inconscient si tel était son vœu, afin de ne pas le perturber à l'état de veille.

Une transe profonde fut facilement induite, mais le patient refusa d'abord d'ouvrir les yeux ou d'essayer en aucune façon de constater s'il y voyait ou non. Cependant, après une nouvelle explication de ce qu'est l'inconscient, grâce aussi à une amnésie et à des suggestions posthypnotiques, il fut amené à recouvrer la vue en état de transe. Je lui montrai mon ex-libris* * et je lui enjoignis de l'apprendre par cœur. Cela fait, il fut éveillé, toujours aveugle, et sans savoir de façon consciente qu'il avait vu cet ex-libris. Néanmoins, il devrait, à un signal posthypnotique, le décrire correctement, à son grand ébahissement. Dès qu'il eut compris, je l'éveillai et je me mis à émettre une série de propos décousus. Au signal posthypnotique, il fit une description complète de l'ex-libris. Cela le jeta dans des abîmes de perplexité, car il savait qu'il ne l'avait jamais vu auparavant. D'autres personnes témoignèrent de l'exactitude de sa description, ce qui suscita en lui une très grande confiance envers cette forme de traitement, sentiment qui n'allait pas sans une perplexité au moins aussi grande.

Après une nouvelle expérience hypnotique, il exprima une complète satisfaction de ce qui avait été accompli, et une bonne volonté totale pour coopérer sans restriction. Lorsque je lui demandai si cela voulait dire qu'il m'accordait une confiance absolue, il hésita et finalement déclara avec détermination qu'il s'agissait bien de cela.

Une petite enquête auprès de ses collègues de travail avait révélé que la veille du jour où sa cécité s'était manifestée, il s'était intéressé d'assez près à une employée qui avait les cheveux roux. Très progressivement, j'amenai cette question sur le tapis. Après avoir un peu hésité, il finit par tout raconter. Interrogé sur ce que sa femme penserait de tout cela, il se défendit en affirmant qu'elle ne valait pas mieux que lui, et il me demanda de ne rien divulguer de tout cela.

Je me mis sans attendre à lui demander de me décrire le fameux coin de rue. Il s'exécuta, lentement et soigneusement, mais il garda pour la fin la description de la station-service, qu'il fit de façon fragmentaire, faisant finalement allusion aux soupçons qu'il avait à l'égard de sa femme et de l'employé aux cheveux roux.

Je lui demandai si ses soupçons avaient pris naissance au moment où lui-même s'intéressait à la jeune femme rousse, et ce qu'il avait l'intention de faire à propos de tout cela. Il déclara d'un air pensif que, quoi qu'il ait pu se passer, lui et sa femme étaient également fautifs, puisqu'aucun des deux ne s'était soucié d'avoir des centres d'intérêt communs.

Je lui demandais alors ce qu'il voulait que l'on fasse pour ses yeux. Il dit qu'il avait peur de recouvrer la vue dès maintenant. Peut-être pourrait-on atténuer l'éclat aveuglant de cet « horrible flamboiement rouge », et peut-être aussi pourrait-il se produire quelques très brefs instants où il verrait de nouveau, ces instants devenant progressivement plus fréquents et plus longs, jusqu'à ce qu'il soit finalement tout à fait guéri. Je lui affirmai que tout se passerait comme il le souhaitait, et je lui fis toute une série de suggestions appropriées.

Il retourna chez lui en congé de maladie, mais tous les jours, accompagné par sa femme, il revenait pour les séances d'hypnose. Ces entretiens consistaient simplement en renforcements des suggestions thérapeutiques pour que sa vision s'améliore lentement et progressivement. Environ une semaine après, il annonça qu'il y voyait maintenant assez bien pour recommencer à travailler.

Six mois plus tard, il revint me voir et me raconta que sa femme et lui avaient décidé de divorcer par consentement mutuel. Elle retournait dans l'état dont elle était originaire, et lui n'avait pas de projets d'avenir immédiats. La jeune femme aux cheveux roux ne l'intéressait plus du tout. Pendant encore deux ans, il mena une existence sans histoire et conserva le même emploi, puis il chercha du travail ailleurs.


* En anglais, on emploie le même mot (red) pour rouge et roux.
**Inscription apposée sur un livre pour en indiquer le propriétaire.


Un grand nombre de problèmes psychiatriques graves apparaissent au cours du mariage, et naguère, le point de vue adopté par la psychiatrie était d'envisager le symptôme comme s'il était détaché du contexte conjugal. Un problème tel que la cécité hystérique, par exemple, était considéré comme une réaction à l'angoisse et aux craintes de l'individu, sans tenir compte du contexte social auquel la personne avait alors à s'adapter. Ce contexte, soit on n'en tenait absolument pas compte, soit on considérait qu'il n'avait qu'une importance secondaire par rapport à la cause « primaire » du symptôme, qui était la dynamique interne de la vie intrapsychique de la personne. Le point de vue actuel considère que les symptômes constituent des moyens de s'adapter aux situations intolérables, et quand la solution est trouvée, le symptôme, qui a alors perdu sa fonction, disparaît. Dans un mariage, il se crée fréquemment une situation intolérable lorsqu'il devient impossible pour les conjoints d'aborder certains sujets. Bien que l'on ne puisse pas parler du problème, il faut essayer de le résoudre, et un symptôme indique une façon de venir à bout de la difficulté. C'était un exemple très caractéristique de cécité hystérique, qui illustre à la fois les hypothèses émises par Erickson à propos de ce qui a provoqué la difficulté, et la façon élégante dont il élimine celle-ci.
Fin de citation.

Question personnelle : et quel est le mécanisme neurologique de la cécité hystérique ?
J'entends d'ici les cris : "Mais comment veux-tu qu'on monte une expérience de laboratoire reproductible avec ça ?
Objection recevable et valide, retenue. Mais si ce n'est pas reproductible à l'identique, ce n'est donc pas vrai ?
Le récit fait ici par Milton Erickson n'est pas isolé ; on connaît d'autres exemples de cécité hystérique.
Le problème est que le conflit des cliniciens de terrain avec les neurobiologistes, frustrés de ne pouvoir mener aucune expérimentation dans les heures où le phénomène hystérique existe, et volontiers vindicatifs et méprisants, est parti pour durer longtemps.

Avez-vous des idées pour une dialectique plus dynamique ?