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Les 35 heures, bouc émissaire :

Démarré par JacquesL, 06 Juillet 2008, 06:22:32 PM

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JacquesL

http://www.alternatives-economiques.fr/les-35-heures--bouc-emissaire_fr_art_690_35858.html

CiterLes 35 heures, bouc émissaire

Accusées de tous les maux, les 35 heures sont devenues l'obstacle à abattre. Elles n'ont cependant pas eu l'effet économique négatif qu'on leur prête. Démonstration.

On attribue aux 35 heures un grand nombre de tares. Elles seraient responsables de la faible croissance en raison de leur coût excessif, des contraintes qu'elles font peser sur les entreprises et des blocages qu'elles engendrent pour travailler davantage. Elles seraient le symbole d'une France paresseuse, ayant choisi de privilégier le loisir et le farniente et qui s'étonne de voir son pouvoir d'achat s'éroder. Nadine Morano, porte-parole de l'UMP, résumait ces critiques le 8 janvier dernier (sur France Inter) d'une formule frappante: "Les socialistes ont injecté 15 milliards d'euros dans les 35 heures pour empêcher les Français de travailler." A l'heure où il faudrait retrousser ses manches, les 35 heures apparaissent comme l'obstacle essentiel à abattre. Qu'en est-il au juste ? Revue de détails des affirmations les plus courantes.


Les 35 heures ont-elles crée des emplois?


Oui. Sur les 2,4 millions d'emplois créés dans les entreprises entre 1992 et 2006, les quatre cinquièmes (1,9 million) l'ont été durant la période 1998-2002. Bien évidemment, tout cet emploi supplémentaire ne peut être imputé à la seule réduction du temps de travail (RTT). La croissance a joué un rôle majeur. Mais, à l'inverse, il est clair que la croissance exceptionnellement forte de l'emploi salarié durant les années "35 heures", de 1998 à 2002 inclus (+ 15 % pour les sociétés et + 10,5 % pour l'ensemble de l'emploi salarié), ne peut en aucun cas être expliquée par la seule croissance économique qui a été de 14 % durant ces cinq années cumulées. Selon l'Insee et la Dares (le service statistique du ministère du Travail), les 35 heures sont responsables d'environ 350 000 emplois supplémentaires (1) sur l'ensemble de la période 1998-2002.

Cette hausse est remarquable, car une des critiques principales alors émises à l'égard des 35 heures consistait à dire que, certes, elles permettraient peut-être de créer des emplois grâce au "partage du travail", mais qu'elles allaient aussi en supprimer par ailleurs, compte tenu du coup de frein qu'elles entraîneraient sur la croissance. Ce n'est pas du tout ce qu'on a observé entre 1998 et 2002.

Les 35 heures, combinées à la reprise économique qui a marqué cette période, ont permis d'accroître le nombre d'heures salariées travaillées dans les branches concernées, rompant de ce fait avec l'évolution antérieure. Entre 1992 et 1998, plus de 400 millions d'heures de travail ont été supprimées. Alors qu'entre 1998 et 2002, le nombre d'heures de travail salarié a progressé de 800 millions (et est resté sable depuis). Le qualificatif de "malthusien", qui leur a été souvent accolé, n'est donc pas de mise.

Toutefois, lorsqu'un "choc" se produit, l'économie peut mettre du temps à digérer les perturbations qu'il provoque. L'emploi a-t-il été ajusté à la baisse après 2003, du fait que le plein d'effectifs avait été effectué ou que les entreprises auraient perdu en compétitivité et connaîtraient une moindre activité ? Cela aurait été plausible, d'autant que le relèvement du plafond d'heures supplémentaires et les différents assouplissements intervenus depuis 2003 auraient pu permettre aux entreprises passées aux 35 heures d'allonger la durée du travail. Ce n'est pourtant pas ce qui s'est passé. Certes, la hausse de l'emploi dans les sociétés a été nettement freinée à partir de 2003 (sans jamais diminuer cependant), mais, selon l'Insee (2), l'ensemble de l'emploi salarié a continué à progresser de façon non négligeable.

Enfin, par rapport aux autres pays de l'Union européenne (à quinze), l'emploi salarié, qui progressait à un rythme nettement moindre en France que dans les autres pays de l'Union avant la période de RTT, est devenu ensuite nettement plus dynamique, entre 1998 et 2002. Pour la période la plus récente, si la progression est un peu moindre en France, l'écart est faible. Globalement, les 35 heures ont eu un effet très bénéfique sur l'emploi entre 1998 et 2002, et il ne semble donc pas qu'elles aient joué un rôle de frein majeur depuis.


Les entreprises ont-elles souffert des 35 heures?


Non. La réduction de la durée hebdomadaire du travail a été imposée aux entreprises, petites ou grandes, puisque la durée légale a été fixée à 35 heures (loi Aubry 2). Néanmoins, les entreprises ont été incitées à négocier les conditions dans lesquelles cette nouvelle durée légale s'appliquerait: en cas d'accord, elles bénéficiaient d'une réduction des cotisations patronales de façon dégressive jusqu'à 1,7 fois le Smic et d'une aide forfaitaire (environ 600 euros) par emploi rémunéré à partir de ce seuil. Très rares ont été les cas où la négociation s'est traduite par un accord prévoyant une réduction des salaires. Dans un tiers des cas, en revanche, il y a eu gel ou évolution ralentie au cours des deux ou trois années suivant la RTT.

Cette dernière s'est donc presque toujours traduite par une hausse du coût salarial horaire, puisqu'il a fallu payer le même salaire pour 35 heures de travail au lieu de 39 heures. Arithmétiquement, cette hausse du coût horaire était donc de 11,4 %, ce qui aurait dû provoquer un dérapage des coûts salariaux des entreprises. Or, il n'en a rien été, comme le montrent les données de la comptabilité nationale pour les sociétés non financières (qui emploient la quasi-totalité des salariés du secteur marchand).

Variation annuelle de l'emploi salarié (en milliers)

Sur l'ensemble de la période 1998-2002, l'emploi salarié a grossi de 2,15 millions d'emplois salariés, soit une augmentation de + 10,5 %. Il s'est agi pour l'essentiel d'emplois situés dans les sociétés (financières ou non financières), qu'ils soient salariés ou non salariés, ces derniers représentant environ 1 % du total.


les 35 heures : un faible surcoût pour les entreprises

Certes, on constate bien une progression de la part des salaires à partir de 2002, mais dans des proportions faibles (moins d'un point supplémentaire, alors qu'elle aurait dû être de 7 points si le coût salarial avait progressé de 11 %, comme l'ont affirmé les instances patronales). En outre, sur plus long terme, la part des salaires retrouve aujourd'hui le niveau qui était observé en 1993-1994. On peut éliminer l'hypothèse selon laquelle les entreprises auraient augmenté leurs prix et, ainsi, répercuté sur leurs clients la hausse de leurs coûts salariaux. Entre janvier 1998 et janvier 2003, la hausse des prix à la consommation a été de 1,3 % par an, contre 2 % par an sur la période qui va de janvier 1992 à janvier 1998. Que s'est-il passé alors ? Tout simplement, la hausse des coûts salariaux a été bien inférieure aux 11 % affichés.


Mieux que chez nos voisins

Outre les allégements de cotisations sociales pour les entreprises ayant conclu des accords agréés, deux mesures ont permis qu'il en soit ainsi. D'abord, une modification du décompte du travail hebdomadaire effectif des salariés, excluant par exemple les pauses, les temps d'habillage, les temps de formation, etc. Un horaire de travail de 39 heures rémunérées pouvait ainsi très bien recouvrir un temps de travail effectif de 37,5 heures (cas de PSA), voire moins. Or, la deuxième loi Aubry a imposé une durée légale de 35 heures pour le "temps de travail effectif", non pour l'horaire de travail. En moyenne, on estime que cette modification a permis aux entreprises de "gagner" une heure sur les quatre formellement exigées par le passage de la durée légale hebdomadaire de 39 à 35 heures.

Ensuite, les accords pouvaient inclure des formules négociées de modulation du temps de travail: par exemple, certaines semaines de travail demeuraient à 39 heures, voire montaient à 42 heures, pourvu que, en échange, d'autres semaines prévoient un horaire moindre, de sorte que la durée légale soit respectée en moyenne. Ce dispositif avait deux avantages pour les entreprises: une plus grande flexibilité dans la présence des salariés en fonction de la charge de travail, une réduction sensible, voire une annulation totale, des heures supplémentaires, puisque cela revenait à calculer la durée hebdomadaire du travail sur l'année et non semaine par semaine. Ce qui a permis une hausse très sensible de la durée d'utilisation des équipements, passée de 51 heures en moyenne dans l'industrie en 1997 à 55 heures en 2000. De quoi produire 8 % de richesses en plus sans avoir besoin d'investir un centime de plus en machines, bâtiments...

Production et heures travaillées dans l'industrie, la construction et les services marchands* et évolution en %

Ces dispositifs se sont cependant révélés assez pénalisants pour une partie des salariés, notamment en bas de l'échelle: les heures supplémentaires qu'ils effectuaient jusqu'alors et qui complétaient leur modeste rémunération ont brutalement été supprimées, en échange d'une RTT qu'ils n'avaient finalement pas demandée.

Dans les faits, les allégements de cotisations sociales ont permis de réduire le coût salarial en moyenne de 2,5 %, la modulation d'environ 2 % et le calcul du temps effectif de 2 % également: il restait donc, toujours en moyenne, un surcoût de 4,5 %, partiellement rattrapé par le fait que les embauches rendues nécessaires par la RTT ont été effectuées à des tarifs horaires moindres que ceux en vigueur pour les salariés déjà en place et qui bénéficiaient d'expérience professionnelle et d'ancienneté. En fin de compte, le solde devenait suffisamment faible pour que les entreprises puissent le rattraper en quelques années par des gains de productivité horaire supplémentaires.

C'est ce que montre le tableau ci-dessous, dans lequel la valeur ajoutée est calculée en volume (l'inflation est donc éliminée). En chiffres ronds, les entreprises ont produit 100 milliards d'euros de valeur ajoutée supplémentaire entre 1998 et 2002, mais des gains de productivité proches de 3 % par an leur ont permis d'effacer assez vite l'effet des 35 heures dans leurs comptes. Si bien que, dans l'ensemble, la RTT n'a pas engendré de dérapage du coût salarial pour les entreprises. C'est ce qui explique qu'elle se soit traduite par des embauches en nombre important, démentant ainsi les pronostics de nombre d'économistes. Certes, il s'agit là d'un calcul en moyenne: dans la réalité, autant d'entreprises, autant de cas différents; il est donc possible que certaines entreprises aient souffert, faute de pouvoir gagner suffisamment en productivité horaire.


Les 35 heures sont-elles responsables de la stagnation des salaries?


Oui mais. C'est incontestablement la cause principale de leur impopularité chez de nombreux salariés. Si les salaires horaires ont fortement augmenté avec les 35 heures, cela n'a pas été le cas des salaires mensuels, dont les hausses sont restées durablement limitées.

Les 35 heures ont notamment provoqué des hausses relativement importantes du Smic. Pour deux raisons. D'une part, il a fallu augmenter le salaire minimal horaire de 11,4 %, pour que les salariés payés au Smic ne voient pas leur rémunération mensuelle diminuer en passant aux 35 heures. Un dispositif complexe de "garantie mensuelle de rémunération" a permis d'étaler sur sept ans cette revalorisation.

D'autre part, le Smic est indexé sur la hausse du pouvoir d'achat du salaire horaire brut ouvrier, laquelle a été forte entre 1998 et 2002: en effet, chaque fois qu'une fraction des ouvriers passait aux 35 heures, le salaire horaire moyen ouvrier progressait mécaniquement, puisque le salaire mensuel (inchangé) était divisé par 152 (nombre d'heures de travail dans le mois pour un horaire hebdomadaire de 35 heures) au lieu de l'être par 169 (nombre d'heures de travail dans le mois pour un horaire hebdomadaire de 39 heures). Comme les deux tiers des ouvriers sont passés aux 35 heures, cet effet mécanique a donc été, sur l'ensemble de la période, de deux tiers de 11 %, soit + 7,3 %.

Si bien que, entre le 1er janvier 1998 (démarrage des 35 heures) et la mi-2005 (fin de l'ajustement du Smic du fait des 35 heures), le pouvoir d'achat du Smic horaire a progressé de 19 %. Les gagnants ont été les salariés au Smic restés à 39 heures. Quant à ceux qui sont passés aux 35 heures, comme la durée mensuelle du travail a diminué de 11 %, leur pouvoir d'achat, en sept ans, n'a progressé que de la différence (moins de 1 % par an, c'est-à-dire deux fois moins vite que les gains de productivité annuels). D'où leur sentiment d'avoir été bernés dans l'affaire et leur incompréhension quand de doctes économistes viennent leur expliquer que, au contraire, ce sont eux les gagnants, car leur pouvoir d'achat (horaire, pas mensuel) a augmenté nettement plus vite que la moyenne.

Mais cette progression du salaire horaire, même si elle a été en partie compensée par les réductions de cotisations sociales patronales (3), a contribué à accroître la sélectivité des embauches: plus un salarié coûte cher à son employeur, plus ce dernier sera exigeant en termes de fiabilité et de productivité. D'une certaine manière, la forte hausse du Smic horaire a durci le chômage d'exclusion, en amenant les entreprises à écarter ceux dont l'employabilité leur paraissait problématique. Faute d'avoir été accompagnée d'une politique forte d'aide au retour à l'emploi en faveur des personnes les plus en difficulté sur le marché du travail, l'embellie de l'emploi n'a profité qu'à une partie des chômeurs, ceux qui, de toute façon, auraient sans doute fini par retrouver assez vite quelque chose.


Le coût pour l'état est-il supportable?

Oui mais. La collectivité a été mise à contribution de deux manières. D'une part, elle rembourse aux organismes de Sécurité sociale les allégements consentis au titre des 35 heures; d'autre part, la RTT s'est également appliquée aux trois fonctions publiques (Etat, hôpitaux et collectivités territoriales), à l'exception des enseignants. En ce qui concerne le coût des allégements, beaucoup de bêtises ont été racontées. Le dernier chiffre précis disponible remonte à 2002: il s'élevait à 11 milliards d'euros. L'année suivante, les réductions de cotisations ont été étendues à l'ensemble des entreprises (4), alors qu'elles étaient réservées jusqu'alors à celles qui avaient signé un accord de RTT agréé. Résultat: la masse des allégements dits "généraux" a bondi en 2003 à 16 milliards et s'établissait à 19,5 milliards en 2006, sous la double influence de la progression du Smic (les allégements augmentent au même rythme que le Smic, puisqu'ils sont fixés en proportion de ce dernier) et de la multiplication des emplois rémunérés à des niveaux proches du Smic.

Mais ce chiffre ne représente pas le coût de la RTT. D'abord, il convient d'en déduire les allégements qui, en l'absence de RTT, auraient existé de toute façon du fait de la législation antérieure: il s'agit des allégements "temps partiel" puis "bas salaires", mis en place en 1993, puis amplifiés (et souvent modifiés) entre 1994 et 1997. Cette année-là, ils s'élevaient à 7,5 milliards d'euros (5). En l'absence de RTT, on peut supposer qu'ils auraient subsisté et on peut estimer qu'ils s'élèveraient à près de 10 milliards d'euros en 2006 (6), compte tenu de l'évolution vraisemblable du Smic. La RTT a donc ajouté à cette masse environ 10 milliards d'euros (valeur 2006). Ensuite, les 350 000 emplois créés du fait de la RTT ont suscité des cotisations de Sécurité sociale: cotisations salariales (et CSG-CRDS), d'abord, solde de cotisations patronales ensuite, puisque les allégements vont en se réduisant au fur et à mesure que le salaire brut horaire s'éloigne du Smic. Si l'on suppose que le salaire brut moyen de ces 350 000 emplois est de 1,3 fois le Smic (7), l'apport de ces salariés issus des 35 heures à la Sécurité sociale est de l'ordre de 1,8 milliard d'euros en 2006 (8).

Au total, le coût des 35 heures pour la collectivité peut donc être estimé, en 2006, à 8 milliards d'euros (un peu moins si l'on tient compte des économies d'indemnités chômage réalisées du fait des créations nettes d'emplois). Ce n'est pas rien, d'autant qu'il s'agit d'un coût annuel récurrent, qui progresse au rythme du Smic. Mais il est du même ordre de grandeur que celui des allégements bas salaires s'ils avaient été maintenus tels quels, allégements que la dernière évaluation en date (9) crédite d'un apport net d'environ 250 000 emplois (en équivalent temps plein) dans le secteur marchand en France entre 1990 et 2003. Or, curieusement, les économistes hostiles aux 35 heures portent aux nues les "réductions de charge" en faveur des bas salaires.

Pour les finances publiques, les 35 heures ont cependant eu un autre effet, beaucoup plus contestable. Alors que, dans les entreprises, la négociation a porté sur les contreparties en échange de la RTT (embauches, certes, mais aussi aménagement du temps de travail, dont la modulation a été l'aspect le plus visible), dans les trois fonctions publiques, cette négociation n'a pas eu lieu. On aurait pu imaginer, par exemple, que les 35 heures soient "échangées" contre une réforme de l'Etat, une plus grande souplesse dans l'affectation du personnel, par l'accroissement des périodes d'ouverture des guichets au public, par des créations d'emplois dans les domaines où il semblait nécessaire de développer certaines fonctions mal ou insuffisamment remplies et par des suppressions d'emplois ailleurs, etc. Ce n'est pas ce qui s'est passé: on s'est contenté de réduire les horaires. Mais, comme les finances publiques n'étaient pas en état de procéder au recrutement des 200 000 agents publics qui auraient été nécessaires pour continuer à remplir les mêmes fonctions qu'avant dans la même organisation mais avec des horaires moindres (10), c'est la qualité des services publics qui s'est dégradée, notamment dans les hôpitaux. Dans ces derniers, cela s'est traduit par l'accumulation de jours de RTT non pris et par des dysfonctionnements importants de certains services (les urgences notamment). Le coût qui en a résulté est considérable, même s'il n'est pas chiffrable, parce que qualitatif plus encore que quantitatif. Si l'on doit parler d'échec des 35 heures, c'est dans ce domaine essentiellement, faute de gestion des ressources humaines dans les services publics.

L'historique des 35 heures

Les 35 heures ont été instaurées en deux temps. La loi dite "Aubry 1" (1998-1999) ouvrait un processus expérimental de négociations entreprise par entreprise, avec exonération de cotisations sociales pour celles qui concluaient des accords prévoyant des embauches. En 1999, la loi "Aubry 2" a été votée, applicable à partir de 2000. Elle a ramené la durée légale à 35 heures hebdomadaires, moyennant la généralisation et la pérennisation des exonérations de cotisations sociales. Les entreprises de moins de 20 salariés disposaient de deux ans supplémentaires avant de s'y plier à leur tour. En 2003, l'extension à toutes les entreprises de l'aide prévue dans la loi "Aubry 2" et la décision d'ouvrir un contingent annuel d'heures supplémentaires permettant à toutes les entreprises n'ayant pas signé d'accord de RTT de continuer à pouvoir de facto travailler 39 heures ont signé le gel du processus.

Les 35 heures n'ont donc été pour la société française ni une panacée - le chômage de masse est demeuré bien présent, même s'il s'est réduit - ni une catastrophe. Elles ont modifié en profondeur l'organisation du travail dans bon nombre d'entreprises, ce qui explique que, même lorsque l'occasion leur a été donnée d'en "sortir", la plupart d'entre elles s'y sont montrées réticentes, voire hostiles: pas question de changer brutalement des règles du jeu qu'il avait fallu négocier péniblement et qui avaient abouti, dans la grande majorité des cas, à des compromis acceptables de part et d'autre.

Toutefois, ce bilan passe peut-être à côté du principal. Au moins dans l'esprit de certains de ses initiateurs, la RTT avait une dimension de "politique de civilisation": réduire le poids du travail dans la vie de chacun au bénéfice du temps libre, c'est aussi vouloir réduire la place de l'économie dans la vie sociale, inciter à être plutôt qu'à avoir, privilégier le non-marchand (qu'il soit politique, culturel ou personnel) plutôt que la consommation marchande, quitte, sans doute, à devoir modifier en profondeur les règles de la répartition des revenus, pour éviter que, en bas de l'échelle, cette orientation ne se traduise en frustration.

Malheureusement, en imposant les 35 heures par le haut au lieu de les laisser émerger de la négociation, cette politique de civilisation a été transformée en contrainte bureaucratique; elle a ainsi ouvert un boulevard aux courants les plus libéraux de la société, désireux d'en finir avec cet élément essentiel de l'organisation collective qu'est la durée légale du travail. Ils espéraient ainsi se rapprocher de la société dont ils rêvent: une société de l'individu, où chacun n'est plus borné par quelque contrainte collective que ce soit et où seule opère la main invisible du marché, par le biais d'une multitude de choix individuels soi-disant volontaires.

Mais il est bien possible que la réduction de la place de l'économique dans la vie sociale refasse surface bien plus rapidement que les libéraux ne le croient, du fait des contraintes environnementales et de la déconnexion grandissante entre croissance économique et bien-être. Chassée par la porte, la réduction du temps de travail ferait alors son retour par la fenêtre. Vue de l'esprit, dira-t-on. Est-ce bien si sûr?
Denis Clerc


Alternatives Economiques -  n°267 - Mars 2008

Notes
(1)

Voir le n° 376-377 d'Economie et Statistique, consacré à la réduction du temps de travail, et notamment l'article d'Alain Gubian et alii sur "Les effets de la RTT sur l'emploi: des simulations ex ante aux évaluations ex post " (en ligne sur www.insee.fr), ainsi que le livre de la Dares, Les politiques de l'emploi et du marché du travail, coll. Repères, éd. La Découverte, 2003. Un cinglant démenti à l'article de Pierre Cahuc ("L'expérience française de réduction du temps de travail: moins d'emplois et plus d'inégalités" dans la Revue française d'économie, n° 3/2000).
(2)

L'enquête emploi, effectuée en mars de chaque année jusqu'en 2002, est réalisée en continu depuis 2003, ce qui introduit une rupture puisqu'il s'agit d'une moyenne annuelle à partir de cette date.
(3)

Cette réduction est maximale au niveau du Smic et représente une réduction de 26 % du salaire brut (environ 18 % du coût salarial total pour l'employeur). Toutefois, avant les 35 heures, il existait un dispositif d'allégement, mais d'un montant moindre concernant uniquement les bas salaires (jusqu'à 1,3 fois le Smic); il représentait 18 % du salaire brut horaire au niveau du Smic en 1996. Le dispositif Aubry (puis Fillon) a représenté une baisse supplémentaire de 8 points, qui n'a donc pas suffi à effacer la forte hausse du coût des salariés payés au Smic entre 1998 et 2005.
(4)

Cette disposition, adoptée à la demande du ministre du Travail et de l'Emploi de l'époque, François Fillon, est de ce fait appelée "dispositif Fillon".
(5)

Voir Document Dares n° 123, avril 2007. www.travail-solidarité.gouv.fr
(6)

Entre fin 1997 et fin 2006, les prix à la consommation ont augmenté de 13,5 %. On peut estimer que, sans les 35 heures, le pouvoir d'achat du salaire horaire ouvrier aurait augmenté de 1,5 % par an, d'où, avec les coups de pouce habituels, une évolution nominale vraisemblable de 30 %, au lieu des 38 % constatés.
(7)

En 2006, le salaire net médian (la moitié des salariés gagne moins et l'autre moitié gagne plus) à temps plein dans le secteur privé et semi-public s'élevait à 1,6 fois le Smic net. L'hypothèse retenue est donc plutôt basse, mais elle tient compte de ce que les nouveaux embauchés gagnent en général moins que la médiane des travailleurs de même qualification présents dans l'entreprise, en raison de leur absence d'ancienneté.
(8)

Détail du calcul: 10 % de cotisations salariales (CSG et CRDS incluses), 18 % de cotisations patronales (une fois retirés les 10 points d'allégements à ce niveau de salaire), soit des cotisations de Sécurité sociale de l'ordre de 5 300 euros par an et par salarié. On ne compte pas dans ce calcul les économies d'assurance chômage réalisées du fait des embauches nettes dues aux 35 heures.
(9)

"L'impact des exonérations de cotisations patronales de sécurité sociale sur l'emploi: une nouvelle évaluation", par Marie Hennion et Christian Loisy, Dossiers solidarité et santé, avril-juin 2006 (www.sante.gouv.fr/drees/dossier-solsa/pdf/dossier200602.pdf).
(10)

Il faudrait nuancer, car les collectivités territoriales, disposant de davantage de marges de manoeuvre budgétaires et de nouvelles fonctions dues à la décentralisation, ont recruté de nombreux nouveaux agents. Mais les services déconcentrés de l'Etat n'ont pas diminué pour autant...



JacquesL

http://www.alternatives-economiques.fr/faut-il-bruler-les-35-heures-_fr_art_648_34413.html

Citer
Faut-il brûler les 35 heures ?
Entretien avec Jérôme Pélisse : Sociologue, maître de conférences à l'université de Reims, chercheur au laboratoire AEP (analyse et évaluation des professionnalisations). Il a rédigé une thèse au Centre d'études de l'emploi (CEE) sur les 35 heures.

Entretien avec Gaëtan Gorce : Député de la Nièvre, secrétaire national du PS et porte-parole du groupe socialiste à l'Assemblée nationale sur les questions sociales et l'emploi.

Si la droite propose de "travailler plus pour gagner plus", la gauche s'interroge: la RTT a-t-elle dégradé les conditions de travail ? Rapporteur de la loi Aubry II, le député socialiste Gaëtan Gorce en débat avec Jérôme Pélisse, sociologue du travail.

Il est de bon ton, aujourd'hui, d'observer d'un regard critique l'effet du passage aux 35 heures sur les conditions de travail et, notamment, sur l'intensification. Qu'en est-il réellement, selon vous?

Gaëtan Gorce: La méthode est éprouvée qui consiste à justifier la mise en cause des garanties sociales en avançant que celles-ci auraient en réalité des effets pervers.

Plusieurs enquêtes, dont celle menée par la CFDT auprès de 42 000 salariés, ont démontré que les trois quarts d'entre eux ne souhaitaient pas revenir aux 39 heures, associant la réduction du temps de travail (RTT) à un progrès. L'enquête "RTT et modes de vie", menée par la direction de l'Animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) fin 2000 et début 2001, aboutissait aux mêmes conclusions: 59 % des salariés estimaient que la RTT avait eu un effet positif sur leurs conditions de vie, alors que 13 % dénonçaient un effet négatif. Il est vrai que le jugement est plus nuancé parmi les salariés non qualifiés dans les petites entreprises, le plus souvent dépourvues de représentation syndicale.

Les 35 heures ne peuvent cependant être rendues totalement responsables de cette situation. Comme le soulignait en 2003 Michel Lallement, du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), devant une commission parlementaire: "Depuis le début des années 1980, on assiste à une transformation des conditions de travail dans l'entreprise. C'est dans ce contexte qu'ont été mises en oeuvre les 35 heures. Il est donc très délicat d'imputer une relation causale simple entre ces dernières et les transformations des conditions de travail."

Jérôme Pélisse: Effectivement, se centrer sur les effets pervers d'une mesure progressiste relève d'une rhétorique réactionnaire qui n'est pas nouvelle. Pour autant, on peut parler d'effets en partie inattendus concernant l'impact de la RTT sur les conditions de travail et la santé. Plusieurs études ont montré que l'effet bénéfique quasi automatique qui en était attendu était loin d'être évident.

Les chiffres de différentes enquêtes de la Dares invitent à nuancer le propos et à considérer un effet bien plus ambivalent des 35 heures sur les conditions de travail: dans l'enquête "RTT et mode de vie", 28 % des salariés déclarent que leurs conditions de travail se sont dégradées. L'intensification du travail et la polyvalence qui caractérisent l'évolution des conditions de travail ces vingt dernières années n'ont pas attendu les 35 heures, mais celles-ci en ont accru les effets négatifs et le ressenti chez les salariés. Sans parler de la flexibilité qui, elle, est une conséquence directe de la RTT et qui a provoqué une dégradation des conditions de travail.

Donc, s'il ne s'agit pas d'attribuer à la RTT des effets désastreux, il est certain que ses conséquences sur les conditions de travail et la santé n'ont pas été assez pensées, mises en débat et discutées dans les entreprises au moment du passage aux 35 heures.

N'y a-t-il pas dans ce domaine une grande diversité de situations, selon, par exemple, qu'il s'agit d'une entreprise qui se développe ou, au contraire, connaissant des difficultés économiques, ou encore d'un service public?

J. P.: En réalité, le nombre d'embauches mis en face de la RTT est crucial. Et ici, la diversité est grande entre les entreprises. Elles ont embauché dans le cadre de la première loi Aubry (de 6 % à 8 % en moyenne), bien moins après la seconde (moins de 3 %) qui a supprimé les contraintes en la matière tout en maintenant les aides de l'Etat. De ce point de vue, la RTT dans la fonction publique a été une caricature, le processus débutant à l'époque par le souhait de diminuer la durée du travail sans embaucher.

Plus largement, c'est aussi parce qu'a disparu, déjà sous la gauche, le sens de la RTT - à savoir l'emploi - que les 35 heures ont pu être délégitimées, gelées et mises à bas par la droite.

G. G.: Je suis d'accord pour considérer que les relations entre RTT et conditions de travail sont extrêmement complexes et que le facteur emploi a été dans beaucoup d'organisations déterminant. Mais la question est-elle d'incriminer les 35 heures ou de s'interroger sur les processus de changement à l'intérieur des entreprises ? A la différence de nombreuses lois sociales, les 35 heures ont eu un effet direct, concret, sur la vie quotidienne des salariés. Mais leur mise en oeuvre a totalement dépendu des conditions de la négociation et par conséquent du rapport de force syndical. Dans quelle mesure la loi pouvait-elle y suppléer ? La loi Aubry II de janvier 2000 était déjà allée très loin dans le détail, dans un souci de protection des salariés.

Les organisations syndicales dénoncent souvent les effets de l'annualisation du temps de travail pour certaines catégories d'ouvriers ou du forfait jours pour certains cadres. Qu'en pensez-vous?

G. G.: La loi sur la réduction du temps de travail a en réalité simplifié et encadré la modulation. Elle est revenue sur la multiplicité de dispositifs qui rendaient tout contrôle pratiquement impossible et elle a soumis toute forme d'organisation au-delà de la semaine à un accord exprès des partenaires sociaux. Elle a donc créé les conditions d'un rapport équilibré entre les besoins des entreprises et la protection des salariés, que l'introduction de la notion d'accord majoritaire permettra encore de mieux garantir.

Quant au forfait jours, il répondait à une exigence: trouver pour les cadres une solution concrète pour leur permettre de bénéficier réellement de la RTT. Il est grave, en revanche, que l'actuelle majorité parlementaire ait choisi d'ouvrir ce dispositif à d'autres catégories de salariés ne répondant pas aux critères très précis que nous avions fixés.

J. P.: La simplification des dispositifs ne garantit pas la simplicité de leurs usages, ni de leur contrôle. Et c'est particulièrement vrai de la modulation. Alors que l'Inspection du travail s'est mobilisée entre 1995 et 1999, un désinvestissement semble avoir eu lieu depuis, en raison de la complexité toujours plus grande des règles du temps de travail.

En autorisant de nombreuses dérogations, même sous condition de négociation, dans un contexte social et juridique où les rapports entre salariés et employeurs sont déséquilibrés, les normes du temps de travail ont partiellement éclaté. C'est aussi ce que symbolisent l'annualisation et le forfait jours pour les cadres.

Les conséquences des dérogations sont toutefois diverses: parfois elles ont facilité l'organisation des horaires pour les employeurs et les salariés, mais elles ont aussi pu accompagner, pour ces derniers, une flexibilité subie, un renforcement du stress au travail et un découplage accru entre durée officielle du travail et durées réellement pratiquées.

Si l'on ne se place pas dans une perspective de remise en cause globale des 35 heures, que peut-on faire pour corriger les inconvénients que vous soulignez ou pour aider les entreprises ou les services qui ne sont pas encore aux 35 heures?

J. P.: Corriger les inconvénients des 35 heures pourrait passer par l'instauration d'un débat public sur leurs effets négatifs, ce qu'a commencé à faire Ségolène Royal, mais aussi par une réflexion sur les moyens donnés aux salariés, et à leurs représentants, pour peser sur l'organisation du travail. Donner le pouvoir aux salariés de démissionner de leur emploi sans perdre le bénéfice de l'assurance chômage, au moins pendant une certaine période, pourrait être une piste pour modifier les rapports de force qui leur sont structurellement défavorables dans une période de fort chômage. Enfin, la fonction de contrôle de l'Inspection du travail pourrait aussi être renforcée.

G. G.: Je suis très inquiet. Malgré les chiffres préoccupants montrant l'intensification du travail, le candidat de l'UMP n'hésite pas à préconiser une augmentation non contrôlée et non maîtrisée de la durée du travail. Un premier pas très dangereux avait déjà été franchi quand Jean-Louis Borloo avait permis aux salariés d'échanger leur droit à repos compensateur contre un surcroît de rémunération.

Plus globalement, je suis d'accord sur le principe d'un débat public qui permette de dresser sans tabou un bilan des effets des 35 heures, en particulier dans les petites entreprises et en direction des ouvriers.

D'une manière générale, il faut réintégrer le facteur humain dans l'organisation du travail. Je vois deux pistes souhaitables pour cela: accentuer le bonus-malus dans le domaine des accidents du travail et des maladies professionnelles; renforcer l'obligation de négocier dans les entreprises, de préférence à la simple consultation.

Quelle leçon peut-on tirer de la mise en place de la réduction du temps de travail sur la meilleure méthode pour introduire des changements dans le monde du travail?

G. G.: La loi sur les 35 heures a été révélatrice à la fois des forces et des faiblesses de notre système de relations sociales. Il a fallu, une fois de plus, que l'impulsion vienne de la loi, ce qui est regrettable et ce que la mise en place d'un agenda social partagé dans le cadre d'une conférence sociale annuelle devrait, je l'espère, permettre à l'avenir d'éviter.

Mais, au-delà, on ne peut oublier que les 35 heures ont enclenché une formidable dynamique de négociations, en particulier dans les secteurs où celle-ci était traditionnellement très faible: les services, les PME...

L'enjeu pour l'avenir est par conséquent de donner à la fois du grain à moudre à la négociation de branche et d'entreprise et de renforcer - à travers le mandatement, la création de délégués de bassin ou de site - la capacité à négocier. Je crois dans le compromis social, au plus près du terrain, comme le seul véritable moyen d'apporter des réponses concrètes et efficaces aux problèmes de l'entreprise.

Concilier la recherche de productivité, indispensable, avec la protection de la santé du salarié doit reposer à la fois sur une prise de conscience nationale, une impulsion politique et la négociation à tous les niveaux.

J. P.: Est-il forcément regrettable qu'une impulsion soit donnée par l'Etat ? N'est-ce pas son rôle ? Le bilan des 35 heures en matière de négociation est tout à fait intéressant. La réflexion devrait cependant aussi se prolonger sur les conditions de cette négociation. Est-ce parce qu'il est négocié qu'un changement est légitime ? Oui, sans doute, mais à condition de préciser ce qu'est une réelle négociation, car celle-ci ne recouvre pas, loin s'en faut, toutes celles qui en ont le nom ou même qui débouchent sur des accords. Une réelle négociation suppose la reconnaissance des intérêts des uns et des autres, de leur nature conflictuelle et de la nécessité de moyens techniques, matériels et humains de part et d'autre pour la mener. Sans parler du respect d'une durée, pour le coup à ne pas réduire !
Propos recueillis par François Desriaux


Santé & Travail -  n°58 - Avril 2007