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L’énigme de Disraeli. Une étude de cas dans le Grand Jeu juif

Démarré par JacquesL, 04 Février 2025, 02:08:05 PM

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JacquesL

L'énigme de Disraeli. Une étude de cas dans le Grand Jeu juif



par Laurent Guyénot

En 1853, lors de la guerre de Crimée entre la Russie et l'Empire ottoman, le Royaume-Uni et la France volent au secours du Sultan. Vingt ans plus tard, en 1877, le tsar Alexandre II, protecteur des chrétiens serbes et bulgares opprimés, entre à nouveau en guerre contre les Ottomans, qui cette fois sont contraints d'accepter la création des principautés autonomes de Bulgarie, de Serbie et de Roumanie, par le traité de San Stefano. Les Britanniques sont mécontents de ce traité, et convoquent avec l'Autriche-Hongrie la conférence de Berlin, qui annule le traité de San Stefano. Les conquêtes russes sont rendues à l'Empire ottoman, ainsi qu'une grande partie de l'Arménie et la Bulgarie, et les Balkans sont fragmentés en États hétérogènes et conflictuels — une  «balkanisation» qui mènera directement à la Première Guerre mondiale.

L'objectif principal du traité de Berlin était de sauver ce qui pouvait l'être d'un Empire ottoman affaibli afin de contrer l'expansionnisme panslave de la Russie. L'Angleterre, toujours jalouse de sa suprématie navale, veut empêcher la Russie de s'approcher du Bosphore. Les Britanniques obtiennent le droit d'utiliser Chypre comme base navale, tout en protégeant les routes coloniales et en surveillant le canal de Suez. C'est le début du «Grand Jeu» britannique pour la domination coloniale en Asie et l'endiguement de la Russie, qui justifie notamment la création de l'Afghanistan comme État tampon.

Il y a plusieurs façons d'interpréter ce segment de l'histoire qui porte en germe toutes les tragédies du vingtième siècle («le siècle juif selon Youri Slezkine)1.  Il y a plusieurs points de vue possibles sur les forces qui façonnent l'histoire à ce moment crucial. Mais en fin de compte, l'histoire est faite par les hommes, et elle ne peut être comprise que si l'on identifie les principaux acteurs et leurs motivations : par exemple, on ne peut pas comprendre la guerre du Viêt Nam sans pénétrer dans l'esprit de Johnson et de Kissinger. Parmi les instigateurs du traité de Berlin, un nom se détache : Benjamin Disraeli (1804-1881), premier ministre de la reine Victoria de 1868 à 1869, puis de 1874 à 1880. Disraeli est également l'homme qui a rendu possible la prise de contrôle du canal de Suez par l'Angleterre en 1875, grâce au financement de son ami Lionel de Rothschild, fils de Nathan Mayer, une opération qui a consolidé le contrôle des Rothschild sur la Banque d'Angleterre.

Disraeli est un cas très intéressant, car il était à la fois un homme d'État britannique majeur pendant l'hégémonie mondiale de la Grande-Bretagne, et un romancier qui utilisait ses personnages de fiction pour exprimer ses vraies pensées tout en maintenant une sorte de «déni plausible» (c'est Sidonia qui parle, pas moi !). Nous avons donc la chance unique de pouvoir lire entre les lignes les véritables motivations politiques de cet homme. Imaginez que Kissinger ait écrit des romans avec, comme personnage principal, un juif ambitieux, proche des plus riches banquiers juifs, qui aurait pris le contrôle de la politique étrangère et militaire de l'empire.

On a dit que Disraeli était le véritable inventeur de l'Empire britannique, car c'est lui qui fit proclamer la reine Victoria impératrice des Indes par le Parlement, avec la loi sur les titres royaux de 1876 (ci-dessous, une caricature représentant Disraeli en colporteur offrant à la reine Élisabeth la couronne impériale).

Comme nous l'avons déjà dit, Disraeli a été la principale source d'inspiration de la conférence de Berlin. Disraeli était aussi un précurseur du sionisme, puisqu'il tenta d'inscrire la «restauration d'Israël» à l'ordre du jour de la conférence de Berlin, et de convaincre le sultan Abdülhamid de céder la Palestine en tant que province autonome. Le sultan rejeta l'offre, qui comprenait probablement la promesse d'un soutien financier pour son économie en ruine — tout comme l'offre de Herzl en 1902, également rejetée.



Le sionisme était le vieux rêve de Disraeli : après un voyage au Moyen-Orient à l'âge de vingt-six ans, il publia son premier roman, The Wondrous Tale of Alroy, et fit dire à son héros, un juif influent du Moyen Âge : «Mon vœu est une existence nationale que nous n'avons pas. Mon vœu est la Terre de Promesse, Jérusalem et le Temple, tout ce à quoi nous avons renoncé, tout ce à quoi nous avons aspiré, tout ce pour quoi nous nous sommes battus, notre beau pays, notre sainte croyance, nos manières simples et nos anciennes coutumes.»

Disraeli a écrit ces lignes avant même les débuts de l'archéologie biblique ; ce n'est qu'en 1841 qu'Edward Robinson a publié ses Biblical Researches in Palestine. Les premières fouilles du Palestine Exploration Fund parrainé par la reine Victoria ont commencé en 1867. Cependant, de riches juifs britanniques s'étaient intéressés à la Palestine bien avant. L'intérêt de Disraeli a été influencé par son voisin et ami de quarante ans, Moses Montefiore, qui avait épousé Judith Cohen, belle-sœur de Nathan Rothschild. Après un voyage en Palestine en 1827, Montefiore consacra ses immenses ressources à aider ses coreligionnaires en Terre sainte, en achetant des terres et en construisant des logements.

Montefiore et Disraeli étaient tous deux d'origine séfarade. Disraeli est issu d'une famille de Marranes portugais qui s'est reconvertie au judaïsme à Venise. Son grand-père s'était installé à Londres en 1748. Benjamin a été baptisé à l'âge de treize ans, lorsque son père, Isaac D'Israeli, s'est converti au christianisme anglican avec toute sa famille. Isaac D'Israeli est l'auteur d'un livre intitulé The Genius of Judaism (en réponse au livre de Chateaubriand Le Génie du christianisme), dans lequel il glorifie les qualités uniques du peuple juif, mais reproche aux rabbins talmudiques d'avoir « obstrué l'esprit national de leur peuple » et « corrompu la simplicité de leur antique croyance ». Comme pour beaucoup d'autres Juifs de l'époque, la conversion de D'Israeli était purement opportuniste : jusqu'au début du XIXe siècle, les carrières administratives restaient fermées aux Juifs. Une loi de 1740 avait autorisé leur naturalisation, mais elle avait provoqué des émeutes populaires et avait été abrogée en 1753. De nombreux Juifs influents, comme Sampson Gideon, banquier de la City, optèrent alors pour une conversion nominale de leurs enfants2.

À peu près à la même époque que Disraeli, Heinrich Heine (1797-1856) se convertit au luthéranisme (tandis qu'un de ses frères se convertit au catholicisme pour devenir officier en Autriche, et un autre à l'orthodoxie pour pratiquer la médecine en Russie). Heine concevait le baptême comme le « ticket d'entrée dans la civilisation européenne ». Mais il se plaignit ensuite d'être toujours considéré comme juif par les Allemands, et préféra donc vivre en France, où il était considéré comme allemand. Quelques années seulement après sa conversion, ses écrits témoignent d'une attitude très négative à l'égard du christianisme, «une religion lugubre et sanguinaire» qui réprime la sensualité. À la fin de sa vie, il regrette son baptême, qui ne lui a rien apporté, et déclare dans son dernier livre Romanzero : «Je ne cache pas mon judaïsme, auquel je ne suis pas revenu, puisque je ne l'ai pas quitté3.» Tout comme chez les Marranes portugais au XVe siècle, le baptême a renforcé chez les Juifs européens du XIXe siècle une conception raciale de leur judéité. Disraeli se définissait lui-même comme un «anglican de race juive».

Pour Hannah Arendt, Disraeli est un « fanatique de la race » qui, dans son premier roman Alroy (1833), «a élaboré un plan pour un empire juif dans lequel les Juifs gouverneraient en tant que classe strictement séparée4». Dans un autre roman, Coningsby, «il dévoile un plan fantastique par lequel l'argent juif domine l'essor et la chute des cours et des empires et règne en maître sur la diplomatie». Cette idée, selon Arendt, «». Il s'agit d'une accusation assez fantastique, que la plupart des biographes de Disraeli n'accréditeraient pas, mais qui est probablement juste. Il faut néanmoins écouter la version de Disraeli, exprimée à travers Sidonia, le personnage qui apparaît dans trois de ses romans : Coningsby (1844), Sybil (1845) et Tancred (1847). Dans les paroles de Sidonia, on peut sentir le ressentiment à l'égard de la nation à laquelle il a essayé de s'assimiler :

«Y a-t-il quelque chose de plus absurde que le fait qu'une nation s'adresse à un individu pour maintenir son crédit, son existence en tant qu'empire et son confort en tant que peuple, et que cet individu soit celui à qui les lois de cette nation refusent les droits les plus honorables de la citoyenneté, à savoir le privilège de siéger dans son sénat et de posséder des terres ; car bien que j'aie été assez téméraire pour acheter plusieurs domaines, mon opinion personnelle est que, selon la loi actuelle de l'Angleterre, un Anglais de confession hébraïque ne peut pas posséder le sol.»

Incapable de s'intégrer à l'aristocratie britannique par la possession de terres, même une fois converti à la religion locale, que peut faire un Juif, sinon s'élever par le pouvoir de l'argent ? Comme Heine, Disraeli constate l'hypocrisie des chrétiens, qui en veulent aux juifs de ne pas être chrétiens, mais continuent de les traiter comme des juifs lorsqu'ils se convertissent, et préféreraient même secrètement qu'ils restent officiellement juifs.

Selon Robert Blake, biographe de Disraeli, Sidonia est «un croisement entre Lionel de Rothschild et Disraeli lui-même». Il descend d'une famille noble d'Aragon, qui comptait parmi ses membres éminents un archevêque et un grand inquisiteur, tous deux adhérant secrètement au judaïsme de leurs pères. Le père de Sidonia, comme celui de Lionel de Rothschild, «a fait une grande fortune grâce à des contrats militaires et à l'approvisionnement de l'intendance des différentes armées » pendant les guerres napoléoniennes. Puis, installé à Londres, il « misa tout ce qu'il valait sur l'emprunt de Waterloo, ce qui fit de lui l'un des plus grands capitalistes d'Europe». Dès l'âge de dix-sept ans, Sidonia fréquente les cours princières des débiteurs de son père et apprend les arcanes du pouvoir. «L'histoire secrète du monde était son passe-temps. Son grand plaisir était de comparer le motif caché et le prétexte public des transactions». Disraeli lui-même, selon Robert Blake, «était obsédé par les conspirations5».

Sidonia est un passionné de sa propre «race» : «Tout est race — il n'y a pas d'autre vérité.» Il refuse d'épouser une non-juive car, dit le narrateur, «aucune considération terrestre ne l'inciterait jamais à porter atteinte à la pureté de la race dont il s'enorgueillit». Par «race», Disraeli entendait la parenté par le sang. Il écrit dans Endymion (1880), son dernier roman :

«Aucun homme ne traitera avec indifférence le principe de la race. C'est la clé de l'histoire, et si l'histoire est souvent si confuse, c'est parce qu'elle a été écrite par des hommes qui ignorent ce principe et toutes les connaissances qu'il implique. [...] La langue et la religion ne font pas une race, il n'y a qu'une seule chose qui fait une race, c'est le sang.»

Sidonia dit à son protégé Coningsby, dans Coningsby or the New Generation, que la persécution des Juifs par les nations chrétiennes ne pourra jamais «écraser ceux qui ont déjoué les Pharaons, Nabuchodonosor, Rome et la féodalité».

«Le fait est qu'il est impossible de détruire une race pure de l'organisation caucasienne. C'est un fait physiologique, une simple loi de la nature, qui a déconcerté les rois égyptiens et assyriens, les empereurs romains et les inquisiteurs chrétiens. Aucune loi pénale, aucune torture physique ne peut faire en sorte qu'une race supérieure soit absorbée par une race inférieure ou détruite par elle. Les races mixtes persécutrices disparaissent, la race pure persécutée demeure. Et à l'heure actuelle, malgré des siècles, ou des dizaines de siècles, de dégradation, l'esprit juif exerce une vaste influence sur les affaires de l'Europe. Je ne parle pas de leurs lois, auxquelles vous obéissez encore, de leur littérature, dont vos esprits sont saturés, mais de l'intellect hébreu vivant. On ne voit jamais un grand mouvement intellectuel en Europe auquel les juifs ne participent pas largement.»

Partout où il voyage, ajoute Sidonia, il voit des conseillers juifs derrière les monarques et les chefs d'État. «Vous voyez donc, mon cher Coningsby, que le monde est gouverné par des personnages très différents de ce qu'imaginent ceux qui ne sont pas dans les coulisses.» Dans un ouvrage non fictionnel (Lord George Bentinck: A Political Biography, 1852), Disraeli écrit :
«[Les juifs] sont la preuve vivante et la plus frappante de la fausseté de cette doctrine pernicieuse des temps modernes, l'égalité naturelle de l'homme. [Cette doctrine] en vogue, qui prend la forme d'une fraternité cosmopolite, est un principe qui, s'il était possible de l'appliquer, détériorerait les grandes races et détruirait tout le génie du monde. [...] La tendance native de la race juive, qui est à juste titre fière de son sang, est contre la doctrine de l'égalité des hommes6

Disraeli est clairement sur la même longueur d'onde que Moses Hess, le père spirituel de Herzl, qui, après avoir influencé Marx (un autre converti nominal), a décidé que «la guerre raciale est plus importante que la lutte des classes» (Rome et Jérusalem, 1862). Dans un bon exemple de dialectique politique, Hess continua cependant à soutenir Marx secrètement, publiant à sa demande des calomnies contre Bakounine après le Congrès général de l'Internationale à Bâle (septembre 1869), accusant Bakounine d'être un agent provocateur du gouvernement russe et d'œuvrer «dans l'intérêt du panslavisme7».  Il est intéressant de voir ainsi, à côté de Disraeli, un autre proto-sioniste profondément hostile aux intérêts russes.

Quelle était la motivation de Disraeli derrière la politique étrangère qu'il a impulsée à l'Empire britannique ? Croyait-il que la destinée manifeste des Britanniques était de conquérir le monde ? Ou bien, se souvenant de la manière dont les héros bibliques Esdras et Néhémie avaient exploité la politique étrangère des Perses, voyait-il l'Empire britannique comme un instrument du destin supérieur de la nation juive ? En amarrant le canal de Suez aux intérêts britanniques, cherchait-il simplement à damer le pion aux les Français (qui avaient creusé le canal), ou bien jetait-il les bases de la future alliance entre Israël et l'empire anglo-américain ? Car une fois que les Britanniques prirent pris possession du canal de Suez, ils devaient le défendre, et comment mieux le faire qu'avec un gouvernement juif autonome et amical à proximité, en Palestine ? C'est exactement ce que Chaim Weizmann proposera aux Britanniques trente ans plus tard : «La Palestine juive serait une garantie pour l'Angleterre, en particulier en ce qui concerne le canal de Suez8.» Et lorsqu'en 1956, les Israéliens ont envahi le Sinaï avec le soutien des Britanniques et des Français, ils l'ont fait en promettant à nouveau à la Grande-Bretagne de lui rendre le contrôle du canal que Nasser avait nationalisé.

La russophobie de Disraeli, à laquelle il convertit la reine Victoria, et sa défense des Turcs ottomans, dont les massacres de Serbes et de Bulgares étaient bien connus, ont donné lieu à des théories du complot juif. William Ewart Gladstone, adversaire de longue date de Disraeli, et lui-même Premier ministre à plusieurs reprises (1868-1874, 1880-1885, 1886 et 1892-1894), déclare que Disraeli «tient la politique étrangère britannique en otage de ses sympathies juives et qu'il est plus intéressé par le soulagement de l'angoisse des Juifs de Russie et de Turquie que par les intérêts britanniques». Le journal The Truth du 22 novembre 1877, évoquant l'intimité de Disraeli avec les Rothschild, soupçonne «une conspiration tacite [...] de la part d'un nombre considérable d'Anglo-Hébreux, pour nous entraîner dans une guerre au profit des Turcs». On se souvient en outre que, dans un discours prononcé devant la Chambre des communes en 1847, Disraeli avait demandé l'admission des juifs aux fonctions éligibles, au motif que « l'esprit juif exerce une vaste influence sur les affaires de l'Europe9».

La reine, comme une grande partie de l'aristocratie britannique, était déjà sous le charme d'une théorie à la mode attribuant une origine israélite aux Anglo-Saxons. Cette théorie farfelue, apparue pour la première fois à l'époque d'Oliver Cromwell, fut reprise en 1840 par le pasteur John Wilson dans ses Lectures on Ancient Israel and the Israelitish Origin of the Modern Nations of Europe, puis en 1870 par Edward Hine dans The English Nation Identified with the Lost Israel, où l'on apprend que le mot «Saxon» est dérivé de «Isaac's son» (fils d'Isaac). Cette théorie offrait une justification biblique bon marché au colonialisme britannique, et même au génocide des peuples colonisés (les nouveaux Cananéens) par l'Empire britannique (le nouvel Israël)10  La reine Victoria était heureuse de croire que sa noble lignée descendait du roi David et fit circoncire ses fils, une coutume qui s'est perpétuée jusqu'à aujourd'hui. Il y a peut-être un fond de vérité dans la croyance de certains aristocrates en leur racines israélites. En effet, au cours des XVIe et XVIIe siècles, de nombreux mariages ont uni de riches familles juives à l'ancienne aristocratie terrienne démunie, à tel point que, selon Hilaire Belloc, «à l'aube du XXe siècle, les grandes familles territoriales anglaises qui n'avaient pas de sang juif étaient l'exception11». Mais l'engouement de la reine pour la judéité a aussi beaucoup à voir avec l'influence de Disraeli, qui s'en est vanté un jour auprès d'un ami en ces termes : «Tout le monde aime la flatterie, et lorsqu'on a affaire à la royauté, il faut l'étaler avec une truelle12

Le cas Disraeli est éclairant car la question qu'il soulève est la même que celle qui divise aujourd'hui les analystes géopolitiques sur la relation entre les États-Unis et Israël : lequel fait bouger l'autre ? Israël est-il la tête de pont des États-Unis au Moyen-Orient ou les États-Unis sont-ils, comme l'a dit Zbigniew Brzezinski, la «mule stupide» d'Israël ? Répondre à cette question pour le siècle précédant la Seconde Guerre mondiale (lorsque «Israël» signifiait encore «la juiverie internationale») permet de répondre à la même question aujourd'hui, maintenant que la symbiose entre Israël et l'empire s'est consolidée.

La réponse dépend du point de vue. Les sionistes ont naturellement intérêt à promouvoir l'idée qu'Israël sert les intérêts anglo-américains, plutôt que l'inverse. Disraeli a soutenu devant le Parlement britannique qu'une Palestine juive serait dans l'intérêt du colonialisme britannique. Mais les sionistes juifs ont toujours vu les choses de l'autre bout de la lorgnette, et il est difficile de croire que Disraeli ne partageait pas secrètement leur point de vue. Lorsque le héros de son Tancred (1847), un juif promu Lord tout comme Disraeli, glorifie l'Empire britannique en ces termes : «Nous voulons conquérir le monde, conduits par les anges, afin d'amener l'homme au bonheur, sous la souveraineté divine», qui se cache derrière ce «nous» ambigu ? S'agit-il du même «nous» à double sens que celui utilisé par les néoconservateurs du PNAC pour entraîner l'Amérique dans des guerres au profit d'Israël ?

Lorsqu'un juif britannique comme Disraeli disait «nous» aux Britanniques, il y avait une ambiguïté stratégique. Il faisait vibrer une corde patriotique chez l'élite anglo-saxonne, qui communiait dans la croyance en la mission de l'Empire britannique de civiliser le monde — des gens comme Lord Salisbury, membre de la Table ronde de Cecil Rhodes qui œuvrait pour un gouvernement mondial de la «race britannique13». L'impérialisme britannique et le nationalisme sioniste sont officiellement nés à peu près en même temps, comme les jumeaux Ésaü et Jacob, et sont intimement liés depuis leur naissance. Mais deux considérations permettent de comprendre leur véritable relation. Premièrement, les racines de l'Empire britannique ne remontent pas au-delà du XVIIe siècle, alors que celles du sionisme sont plus que bimillénaires. Deuxièmement, l'Empire britannique s'est éteint après la Première Guerre mondiale, alors que le sionisme a pris son essor. Pour ces deux raisons, la théorie selon laquelle le sionisme est un sous-produit de l'impérialisme britannique (appelons-la la théorie Chomsky) est insoutenable.

Pour comprendre la véritable relation entre Sion et Albion à l'époque de Disraeli, il faut évaluer correctement le pouvoir de la dynastie Rothschild sur la politique britannique. Sans les Rothschild, la Grande-Bretagne n'aurait pu prendre le contrôle du canal de Suez, qui était la pierre angulaire de l'Empire britannique au Moyen-Orient. Les Rothschild n'ont jamais cherché à occuper des fonctions politiques pour eux-mêmes, bien qu'ils se soient parfois mariés pour cela : Lord Archibald Primrose, secrétaire d'État aux Affaires étrangères en 1886 et de 1892 à 1894, et Premier ministre en 1894-1895, était le gendre de Mayer Amschel de Rothschild.

Il est à noter que Theodor Herzl envisageait le futur État juif comme une «république aristocratique» avec, à sa tête, «le premier prince Rothschild». Dans une longue tirade dans son journal, il exhortait les Rothschild à racheter leurs âmes maléfiques en finançant le sionisme au lieu des guerres :

«Je ne sais pas si tous les gouvernements se rendent déjà compte de la menace internationale que constitue votre Maison du Monde. Sans vous, aucune guerre ne peut être menée, et si l'on veut conclure la paix, les peuples sont d'autant plus dépendants de vous. Pour l'année 1895, les dépenses militaires des cinq grandes puissances ont été estimées à quatre milliards de francs et leurs effectifs militaires réels en temps de paix à 2 800 000 hommes. Et ces forces militaires, sans équivalent dans l'histoire, vous les commandez financièrement, quels que soient les désirs contradictoires des nations. [...] Et votre richesse maudite ne cesse de croître. [...] Mais si vous nous suivez, [...] nous prendrons notre premier dirigeant élu dans votre Maison. C'est le phare brillant que nous placerons au sommet de la Tour Eiffel achevée de votre fortune. Dans l'histoire, il semblera que c'était l'objet de tout l'édifice14.» 

On ignore si Herzl a effectivement communiqué cette propositions aux Rothschild. Quoi qu'il en soit, comme l'a dit Richard Wagner (Das Judenthum in der Musik, 1850), les Rothschild préféraient être «les juifs des Rois» que «les Rois des juifs».

Si, à l'époque de Disraeli, l'heure n'est pas encore à la création de l'État juif, c'est surtout parce que les Juifs de Russie ne sont pas plus attirés par la Palestine que les Juifs d'Europe ; ils savent à peine où elle se trouve. Émancipés depuis peu par le tsar Alexandre II, ils n'aspirent qu'à émigrer en Europe ou aux États-Unis. Ce n'est qu'après l'assassinat d'Alexandre II en 1881 (un mois avant la mort de Disraeli) que les pogroms rendent certains d'entre eux sensibles à l'appel du proto-sioniste Leon Pinsker, publié en 1882 : «Nous devons nous réconcilier une fois pour toutes avec l'idée que les autres nations, en raison de leur antagonisme naturel inhérent, nous rejetteront à jamais15». C'est également en 1881 que le baron Edmond de Rothschild, de la branche parisienne, commence à acheter des terres en Palestine et à financer l'installation de colons juifs, notamment à Tel Aviv, sous les auspices de son Association de colonisation juive. Mais la plupart des organisations juives internationales fondées avant cette époque, telles que le B'nai B'rith (fondé à New York en 1843) ou l'Alliance israélite universelle (fondée à Paris en 1860), estiment qu'Israël se porte très bien en tant que nation dispersée et n'ont pas de visées sur la Palestine.

Les choses changent pendant la Première Guerre mondiale, lorsqu'un réseau extrêmement efficace est mis en place pour relier les deux rives de l'Atlantique16.  Theodor Herlz concentre d'abord ses efforts diplomatiques sur l'Allemagne, mais c'est en Angleterre que les portes s'ouvrent («Le centre de gravité s'est déplacé vers l'Angleterre», écrit-il dans son journal en 1895), notamment grâce au recrutement d'Israël Zangwill, qui, selon Benzion Netanyahu, «fut le premier à parler directement du sionisme aux hommes influents de la politique britannique», et à Lloyd George en particulier, «une connaissance proche de Zangwill depuis le début de son activité sioniste jusqu'à la fin de ses jours17». Rappelons que Zangwill était l'auteur à succès de The Melting Pot, une pièce de théâtre vantant les mérites des mariages mixtes pour les Américains. Il n'y a là aucune contradiction : «Les races mixtes persécutrices disparaissent, la race pure persécutée demeure», disait Sidonia.

L'importance des manœuvres géopolitiques de Disraeli est rarement reconnue par les historiens sionistes, car en apparence, elles ne semblent pas avoir ouvert la voie à la création de l'État juif. Mais ce fut la fondation invisible sur laquelle Herzl et Zangwill ont bâti leur projet. Et cette continuité invisible témoigne de la ténacité transgénérationnelle du peuple juif, qui de génération en génération fait avancer l'histoire dans la même direction. Oui, c'est vraiment admirable, bien que dévastateur pour la civilisation occidentale, vidée de son propre sens du sang par deux mille ans de christianisme. Comme l'écrivait l'auteur sioniste Jakob Klatzkin dans le journal Der Jude, 1916 :

«Nous formons en nous une société juridique et commerciale fermée. Un mur solide que nous avons construit nous sépare des peuples des pays dans lesquels nous vivons — et derrière ce mur se trouve un État juif18

Laurent Guyénot

  • Yuri Slezkine, The Jewish Century, Princeton University Press, 2004.
  • Cecil Roth, A History of the Marranos (1932), Meridian Books, 1959, p. 148
  • Kevin MacDonald, Separation and Its Discontents: Toward an Evolutionary Theory of Anti-Semitism, Praeger, 1998, kindle 2013, e. 4732–4877.
  • Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, vol. 1: Antisemitism, Meridian Books, 1958, p. 309–310.
  • Robert Blake, Disraeli (1966), Faber Finds, 2010, p. 202.
  • Benjamin Disraeli, Lord George Bentinck, Archibald, 1852 (archive.org), p. 496.
  • Lire la réponse de Bakounine, "Aux citoyens rédacteurs du Réveil," sur Wikisource.org.
  • Chaim Weizmann, Trial and Error, Harper & Brothers, 1949, p. 192.
  • Stanley Weintraub, Disraeli: A Biography, Hamish Hamilton, 1993, pp. 579, 547.
  • André Pichot, Aux origines des théories raciales, de la Bible à Darwin, Flammarion, 2008, p. 124–143, 319.
  • Hilaire Belloc, The Jews, Constable & Co., 1922 (archive.org), p. 223.
  • Stanley Weintraub, Disraeli: A Biography, Hamish Hamilton, 1993, p. 579, 547.
  • Carroll Quigley, The Anglo-American Establishment, From Rhodes to Cliveden (1949), Books In Focus, 1981.
  • The Complete Diaries of Theodor Herzl, edited by Raphael Patai, Herzl Press & Thomas Yoseloff, 1960, vol. 1, p. 163–170.
  • Benzion Netanyahu, The Founding Fathers of Zionism, Balfour Books,2012, kindle l. 761-775.
  • Alison Weir, Against Our Better Judgment: The Hidden History of How the U.S. Was Used to Create Israel, 2014, kindle e. 387-475.
  • Netanyahu, The Founding Fathers of Zionism, e. 2536-59.
  • Cité dans Robert Edward Edmondson, The Jewish System Indicted by the Documentary Record, 1937 (archive.org), p. 15.

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