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Emmanuel Todd sur les inondation de Louisiane (12 septembre 2005)

Démarré par JacquesL, 31 Juillet 2007, 08:53:11 AM

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JacquesL

Analyse remarquable d' Emmanuel Todd sur les USA :
Posté le 12/09/2005 22:13:12

<http://www.lefigaro.fr/debats/20050912.FIG0354.html?083700>

ÉTATS-UNIS Selon le démographe, l'ouragan Katrina a révélé l'affaiblissement
du système américain

Emmanuel Todd : le spectre d'une crise à la soviétique

Ingénieur de recherche à l'Institut national d'études démographiques,
historien, auteur d'Après l'empire, paru chez Gallimard en 2002, un essai où
il prédisait la "décomposition" du système américain, Emmanuel Todd
s'interroge, pour LeFigaro, sur les graves défaillances révélées par le
cyclone.

Propos recueillis par Marie-Laure Germon et Alexis Lacroix
[12 septembre 2005]


LE FIGARO. - Quel premier enseignement moral et politique pouvons-nous tirer
de la catastrophe provoquée par Katrina ? La nécessité d'un changement
"global" dans notre rapport à la nature ?


Emmanuel TODD. - Prenons garde à la surinterprétation. Ne perdons pas de vue
qu'il s'agit d'un ouragan d'une ampleur extraordinaire qui aurait produit
des dégâts monstrueux partout ailleurs. Un élément qui a beaucoup frappé les
esprits, l'irruption de la population noire, ultramajoritaire dans ce
sinistre, ne m'a pas vraiment surpris, personnellement, car j'ai beaucoup
travaillé sur les mécanismes de ségrégation raciale aux Etats-Unis. Je sais
depuis longtemps que la carte de la mortalité infantile aux Etats-Unis
reproduit toujours fidèlement la carte de la densité des populations noires.
J'ai, en revanche, été étonné que les spectateurs de cette catastrophe aient
semblé découvrir que Condoleezza Rice ou Colin Powell étaient des icônes non
représentatives de la condition noire américaine. Ce qui fait vraiment écho
à ma représentation des Etats-Unis - je l'ai développée dans Après
l'empire -, c'est bien le fait que les Etats-Unis aient été désemparés et
inefficaces. Ce qui a été mis en péril, c'est le mythe de l'efficacité et du
superdynamisme de l'économie américaine.

Nous avons pu constater l'insuffisance, sur place, des moyens techniques,
des ingénieurs et des forces militaires, pour faire face à la crise. Cela a
levé le voile sur une économie américaine globalement perçue comme très
dynamique, bénéficiant d'un taux peu élevé de chômage, créditée d'un fort
taux de croissance du produit intérieur brut. Face aux Etats-Unis, l'Europe
est censée faire piètre figure, frappée par un chômage endémique et grevée
par une croissance anémique. Mais on ne veut pas voir que le dynamisme des
USA est pour l'essentiel un dynamisme de consommation.


Q - La consommation des ménages américains est-elle artificiellement stimulée ?


L'économie américaine est au coeur du système économique mondialisé, et les
Etats-Unis agissent comme une pompe à finances remarquable, important du
capital au rythme de 700 à 800 milliards de dollars par an. Ce dernier, une
fois redistribué, finance la consommation de biens importés - secteur
réellement dynamique celui-ci. Ce qui caractérise les Etats-Unis depuis des
années, c'est une tendance au gonflement d'un déficit commercial monstrueux,
s'évaluant à près de 700 milliards de dollars. La grande fragilité de ce
système économique, c'est qu'il ne repose pas sur une réelle capacité
industrielle interne.

L'industrie américaine est fortement anémiée, et c'est bien le déclin
industriel qui explique, surtout, l'incurie de la nation confrontée à une
situation de crise ; pour gérer une catastrophe naturelle, on n'a pas besoin
de techniques financières sophistiquées, d'options d'achat à telle ou telle
date, de conseillers fiscaux ou d'avocats spécialisés dans l'extorsion de
fonds à l'échelle planétaire, mais on a besoin de matériel, d'ingénieurs et
de techniciens et d'un sentiment de solidarité collective. Une catastrophe
naturelle sur le territoire national confronte un pays à sa nature profonde,
à sa capacité de réaction technique et sociale. Or, si la population
américaine s'entend fort bien à consommer - le taux d'épargne des ménages
étant d'ailleurs quasiment nul - en terme de production matérielle, de
prévention et de planification à long terme, elle s'avère catastrophique. Le
cyclone a montré les limites d'une économie virtuelle identifiant le monde à
un vaste jeu vidéo.


Q - Est-il juste de tisser un lien entre la financiarisation du système
américain, ce "néolibéralisme" dénoncé par des commentateurs européens, et
la catastrophe qui a frappé La Nouvelle-Orléans ?


La gestion en aurait surtout été meilleure dans les Etats-Unis d'autrefois.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis assuraient la
production de la moitié des biens de la planète. Aujourd'hui, les Etats-Unis
se montrent désemparés, empêtrés dans un Irak dévasté qu'ils ne parviennent
pas à reconstruire. Ils ont mis un temps considérable à blinder leurs
véhicules, à protéger leurs troupes. Ils ont dû importer des munitions
légères. Quelle différence avec les Etats-Unis de la Seconde Guerre mondiale
qui ont simultanément écrasé l'armée japonaise avec leur flotte de
porte-avions, organisé le débarquement de Normandie, rééquipé l'armée russe
en matériel léger, contribué magistralement à la libération de l'Europe et
maintenu en vie les populations européenne et allemande libérées d'Hitler.
Ils ont su maîtriser le cyclone nazi avec une maestria dont ils se montrent
bien incapables aujourd'hui dans une seule de leurs régions. L'explication
est simple : le capitalisme américain de l'époque était un capitalisme
industriel, fondé sur la production de biens. Bref un monde d'ingénieurs et
de techniciens.


Q - N'est-il pas plus pertinent de reconnaître qu'il n'y a quasiment plus de
catastrophes rigoureusement naturelles, en raison de la démesure des
activités humaines ? Que c'est aussi l'american way of life qui doit se
réformer ? En acceptant, par exemple, les contraintes du protocole de Kyoto ?


Les sociétés et les insertions écologiques de l'Europe et des Etats-Unis
diffèrent radicalement. L'Europe est partie d'une très ancienne économie
paysanne, habituée à tirer difficilement du sol sa subsistance dans un
climat relativement tempéré, épargné par les catastrophes naturelles. Les
Etats-Unis ont été une société neuve qui a commencé à travailler sur un sol
vierge et très fécond, mais au sein d'une nature plus menaçante. Leur climat
continental, beaucoup plus violent, ne constituait pas un problème pour les
Etats-Unis tant que ces derniers disposaient d'un réel avantage économique,
c'est-à-dire tant qu'ils avaient les moyens techniques de maîtriser la
nature. Actuellement, l'hypothèse d'une dramatisation de la nature par
l'homme n'est même pas nécessaire. Le simple affaissement des capacités
techniques d'une économie américaine qui a cessé d'être productive crée la
menace d'une nature qui ne ferait que reprendre ses droits.

Les Américains ont besoin de plus de chauffage l'hiver et de plus d'air
climatisé en été. Si nous sommes un jour confrontés à une pénurie absolue et
non plus relative, les Européens s'y adapteront mieux car leur système de
transport est plus concentré et beaucoup plus économe. Les Etats-Unis ont
été conçus, pour ce qui concerne la dépense énergétique et l'espace, d'une
manière assez fantaisiste, peu réfléchie.

Ne pointons pas l'aggravation des conditions naturelles, mais bien
l'affaiblissement économique d'une société qui doit affronter une nature
beaucoup plus violente ! Les Européens comme les Japonais ont fait la preuve
de leur excellence en matière d'économie d'énergie lors des précédents chocs
pétroliers. C'est normal : les sociétés européennes et asiatiques se sont
développées en gérant la rareté et, finalement, quelques décennies
d'abondance énergétique apparaîtront peut-être un jour comme une parenthèse
dans leur histoire. Les Etats-Unis se sont construits dans l'abondance et ne
savent pas gérer la rareté. Les voilà donc aujourd'hui confrontés à une
inconnue. Les débuts de l'adaptation ne sont pas prometteurs : les Européens
disposent de stocks d'essence, les Américains de stocks de pétrole brut -
ils n'ont pas construit de raffinerie depuis 1971.


Q - Vous ne mettez donc plus seulement le système économique en cause ?


Je ne porte pas de jugement moral. Je focalise mon analyse sur le
pourrissement de l'ensemble du système. Après l'empire développait des
thèses somme toute modérées que je suis aujourd'hui tenté de radicaliser.
C'est sur la base de l'augmentation du taux de mortalité infantile dans les
années 70-74 que j'avais prédit l'effondrement du système soviétique. Or,
les derniers chiffres publiés sur ce thème aux Etats-Unis - ceux de 2002 -
ont fait apparaître un début de remontée du taux de mortalité infantile,
pour toutes les soi-disant "races" américaines. Qu'en déduire ? Tout
d'abord, qu'il faut éviter de "sur-racialiser" l'interprétation de la
catastrophe Katrina et de tout ramener au problème noir ; en particulier la
désintégration de la société locale et le problème du pillage. Cela
constituerait un tour de passe-passe idéologique. La mise à sac des
supermarchés n'a fait que répéter au niveau le plus bas de la société le
schème de la prédation qui est aujourd'hui au coeur du système social
américain.


Q - Le schème de prédation ?


Ce système social ne repose plus sur l'éthique du travail et le goût de
l'épargne du calvinisme des pères fondateurs - mais au contraire sur un
nouvel idéal (je n'ose pas parler d'éthique ou de morale) : la recherche du
meilleur gain pour le moindre effort. L'argent vite gagné, par la
spéculation et pourquoi pas par le vol. La bande de chômeurs noirs qui pille
un supermarché et le groupe d'oligarques qui tente d'organiser le "casse" du
siècle sur la réserve d'hydrocarbures de l'Irak ont un principe d'action en
commun : la prédation. Les dysfonctionnements de La Nouvelle-Orléans
renvoient à quelques éléments centraux de la culture américaine actuelle.


Q - Vous prétendez que la gestion de Katrina révèle une fragmentation
territoriale préoccupante jointe à l'incurie de l'appareil militaire. Que
faut-il craindre, dès lors, à l'avenir ?


L'hypothèse du déclin développée dans Après l'empire évoque la possibilité
d'un simple retour des Etats-Unis à la normale, certes assorti d'une
diminution du niveau de vie de 15 à 20% mais garantissant à la population le
maintien d'un niveau de consommation et de puissance "standard" dans le
monde développé. Je ne faisais qu'attaquer le mythe de l'hyperpuissance.
Aujourd'hui, je crains d'avoir été un peu optimiste. L'incapacité des
Etats-Unis à réagir face à la concurrence industrielle, le lourd déficit sur
les biens de technologie avancée, la remontée du taux de mortalité
infantile, l'usure et l'incapacité pratique de l'appareil militaire,
l'incurie persistante des élites m'invitent à envisager, à moyen terme, la
possibilité d'une vraie crise à la soviétique aux Etats-Unis.


Q - Une telle crise serait-elle une conséquence de la politique de
l'Administration Bush dont vous stigmatisez les aspects paternalistes et le
darwinisme social ? Ou bien ses causes seraient-elles plus structurelles ?


Le néoconservatisme américain n'est pas seul en cause. Ce qui me semble le
plus frappant, c'est la manière dont cette Amérique incarnant le contraire
absolu de l'Union soviétique est sur le point de produire la même
catastrophe par un chemin opposé. Le communisme, dans sa folie, prétendait
que la société était tout et que l'individu n'était rien, base idéologique
qui causa sa propre ruine. Aujourd'hui, les Etats-Unis nous assurent avec
une foi de charbonnier, aussi intense que celle de Staline, que l'individu
est tout, que le marché suffit et que l'Etat est haïssable. L'intensité de
la fixation idéo logique est tout à fait comparable au délire communiste.
Cette posture individualiste et inégalitaire désorganise la capacité
d'action américaine. Là est pour moi le vrai mystère : comment une société
peut-elle à ce point renoncer au bon sens, au pragmatisme et entrer dans un
tel processus d'autodestruction idéologique ? C'est une aporie historique à
laquelle je n'ai pas de réponse et dont la problématique ne saurait se
résumer à la politique de l'actuelle administration. C'est toute la société
américaine qui semble lancée dans une politique du scorpion, système malade
qui finit par s'injecter son propre venin. Une telle conduite n'est pas
rationnelle, mais elle ne contredit pas pour autant la logique de
l'histoire. Les générations d'après-guerre ont perdu l'habitude du tragique
et du spectacle de systèmes s'autodétruisant. Mais la réalité empirique de
l'histoire humaine, c'est qu'elle n'est pas raisonnable.




Une illustration, prise dans les savoureuses Mémoires d'un mécanicien d'aviation, à http://hydravions.free.fr/leon de ce qu'avait été l'efficacité industrielle des Etats Unis au temps de la seconde guerre mondiale, et l'efficacité du training technique hérité de la pensée de Taylor (TWI, T-groups...) :
CiterUne détestable affaire

Quelques semaines après le débarquement Anglo-US je reçus l'ordre d'aller récupérer une grue que nous avions abandonnée derrière les "hangars de Valmy".

Voici le récit de cette triste histoire :

Muni d'un laissez-passer délivré par les autorités américaines je suis entré dans la base au volant d'un camion. Aidé d'un camarade j'ai attelé la grue au camion, mais, faute impardonnable, j'ai oublié de la ramener à une hauteur convenable pour le remorquage.

Tout se passa bien jusqu'à la sortie de la base, mais, en arrivant à cet endroit, les événements se précipitèrent : à l'instant où je virais sur la route d'Oran je vis la sentinelle américaine qui levait les bras au ciel en criant des imprécations. J'ai alors constaté, avec stupeur, que je tirais un poteau télégraphique derrière moi.....La grue s'était prise dans les innombrables fils télégraphiques de la ligne des PTT ( Postes, Télégraphe, Téléphone ) ainsi que dans les lignes téléphoniques de l'US army.....j'avais tout arraché.....un poteau était cassé au ras du sol.....Un désastre !....

J'ai pensé que je venais de détruire des installations qui ne pourraient pas être réparées avant des semaines. Et j'avais fait cela en temps de guerre. On allait croire que c'était un sabotage. J'étais bon pour le "falot" ( conseil de guerre ).

De plus le camion et la grue étaient, par suite de l' enchevêtrement des câbles, arrêtés au milieu de la route, stoppant la noria des GMC montant jours et nuits du port d'Oran. Cependant j'étais le seul à paniquer. Les conducteurs, noirs et blancs, grignotaient des biscuits ou mastiquaient du chewing-gum en attendant que les services compétents viennent dégager les lieux.

Partiellement rasséréné j'ai décroché le camion et regagné la ferme qui nous servait de cantonnement. Plein d'appréhension je fis le récit de l'accident à l'officier de jour, un jeune sous lieutenant. Devant ce qui lui semblait, comme à moi, une affaire énorme, il ne savait pas quelle décision prendre. Dire qu'une pareille histoire survenait précisément le jour ou il était de service et au début de sa carrière. Son avenir allait être irrémédiablement compromis.

Devant tant d'indécision je suis retourné sur les lieux de l'accident, convaincu que la Military Police allait se saisir de ma personne.

Entre-temps un camion atelier US était arrivé et une équipe spécialisée s'affairait sur les lignes endommagées, que ce soit celles de l'armée américaine ou celles des PTT. Je me suis approché du responsable pour tenter, bêtement, de lui expliquer que j'étais l'auteur de la coupure des lignes. Dans mon esprit d'ancien arpète de Rochefort il était impossible que l'auteur d'un tel accident reste impuni. Avec une certaine naïveté je voulais éviter qu'une autre personne soit inquiétée à ma place. Mais, visiblement, ce n'était pas le souci du chef d'équipe. Il n'était pas concerné par ces futilités. Sans doute qu'au fond de son Texas natal il avait appris à réparer des lignes télégraphiques. Depuis des mois il attendait une occasion de pouvoir montrer ses talents. Je venais de la lui fournir. Mon rôle était terminé. En m'obstinant je devenais un fâcheux. Je l'empêchais de travailler efficacement....

Je n'ai pas insisté. Trois heures plus tard le chef d'équipe, avec ses gars qui, six mois auparavant, étaient encore plombiers, charcutiers, garçons de bureau ou cultivateurs, avait terminé le travail. Dorénavant les lignes des PTT et celles de l'US army passaient dans un conduit, sous la route d'accès à la base.

Je n'ai plus jamais entendu parler de cette affaire.

Ceci pour illustrer ce paragraphe de Todd :
CiterQuelle différence avec les Etats-Unis de la Seconde Guerre mondiale
qui ont simultanément écrasé l'armée japonaise avec leur flotte de
porte-avions, organisé le débarquement de Normandie, rééquipé l'armée russe
en matériel léger, contribué magistralement à la libération de l'Europe et
maintenu en vie les populations européenne et allemande libérées d'Hitler.
Ils ont su maîtriser le cyclone nazi avec une maestria dont ils se montrent
bien incapables aujourd'hui dans une seule de leurs régions. L'explication
est simple : le capitalisme américain de l'époque était un capitalisme
industriel, fondé sur la production de biens. Bref un monde d'ingénieurs et
de techniciens.