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De l’eau dans le sang : L’origine médiévale de l’individualisme occidental

Démarré par JacquesL, 05 Juin 2023, 08:00:19 PM

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JacquesL

De l'eau bénite dans le sang : L'origine médiévale de l'individualisme occidental





par Laurent Guyénot

Dans «L'origine médiévale de la désunion européenne», j'ai soutenu que la papauté médiévale est responsable de l'échec de l'Europe à atteindre l'unité politique sous la souveraineté de l'empire romain germanique à l'époque médiévale. Je n'ai pas nié que «l'absence durable d'un empire hégémonique» et la «fragmentation compétitive du pouvoir» avaient eu des effets positifs, comme l'a défendu Walter Scheidel dans «Escape from Rome : The Failure of Empire and the Road to Prosperity» (Princeton UP, 2019). La démonstration de Scheidel en 600 pages ne me semble pas très convaincante, mais même si sa thèse est vraie, elle ne contredit en rien la mienne. C'est une question de point de vue. Du point de vue de la géopolitique mondiale d'aujourd'hui, il est indéniable que l'Europe est un échec total et ne peut même pas commencer à se comparer ou à rivaliser avec les nouveaux «États civilisationnels», pour reprendre la catégorie de Christopher Coker1. Que la faute ou le mérite en revienne à la papauté, cela n'est guère à débattre.

Ici, je soutiendrai que la papauté médiévale est responsable de la création de l'individu occidental moderne, cet homme déraciné et obsédé par son propre salut, son identité intime et son épanouissement personnel. Je ne nierai pas que l'individualisme occidental a produit une moisson exceptionnelle de génies dans tous les domaines, et a déclenché un élan de créativité sans précédent. Cela, je pense, est indéniable. Et peut-être que ça valait le coup. Je soutiendrai simplement que le stade pathologique – et contagieux – auquel l'individualisme occidental est parvenu aujourd'hui est le résultat final d'un programme de désocialisation écrit par la papauté romaine. Pour citer dès maintenant le livre remarquable de Joseph Henrich, «The WEIRDest People in the World» (2020) sur lequel je reviendrai : «en sapant la parenté intensive (intensive kinship), les politiques matrimoniales et familiales de l'Église ont progressivement libéré les individus des responsabilités, des obligations et des avantages de leurs clans et de leurs familles élargies (houses)»2. Sur de nombreuses générations, cette ingénierie sociale a câblé notre psychologie individualiste unique.

Il peut sembler contre-intuitif de blâmer le christianisme pour l'affaiblissement des liens de parenté, puisque les chrétiens pratiquants sont aujourd'hui les défenseurs des valeurs familiales en Occident. Cela s'explique par le paradoxe que le christianisme est à la fois révolutionnaire et conservateur. Il était révolutionnaire au début et conservateur à la fin. Toutes les religions établies sont conservatrices, c'est leur principale fonction sociale. Mais le conservatisme du christianisme occidental a consisté à préserver le peu de structure de parenté qu'il n'a pas détruit dans sa phase révolutionnaire : la famille nucléaire bourgeoise, la dernière étape avant la désintégration sociale complète.3

La théorie présentée ici diffère de celle reprochant au christianisme la corruption morale de la race blanche, dont le partisan le plus radical était feu Revilo Oliver (1908-1994). Il a écrit dans «Christianity and the Survival of the West» :

«Partout dans le monde, les Aryens présentent des symptômes indubitables d'imbécillité ou d'un désir de mort latent. [...] La cause première la plus probable, à mon avis, est le christianisme, une religion qui est la négation de la vie, et qui est une sorte de «SIDA» racial qui, pendant deux millénaires, a progressivement sapé et finalement détruit le système immunitaire de notre race, c'est-à-dire, sa conscience de son identité raciale».

J'ai deux désaccords avec cette théorie. Premièrement, je pense que l'accent mis sur «l'identité raciale» – ou son absence – n'est pas très pertinent. La cohésion organique d'une société commence au niveau de la famille élargie ou du clan, et ce n'est que si les liens sociaux sont sapés à ce niveau pendant une longue période que «l'identité raciale» – ou ce que Ludwig Gumplowicz a appelé plus élégamment le «sentiment syngénique», cette familiarité instinctive avec ceux qui nous ressemblent – finit par s'effondrer. L'immunodéficience attaque l'organisme social au niveau des structures de parenté, pas au niveau racial ou ethnique. Défendre la dignité et les droits des Blancs est peut-être une noble cause politique aujourd'hui, mais l'identité raciale est un ciment social peu efficace en soi. Ce dont nous avons besoin pour reconstruire notre système immunitaire, c'est de récupérer ce que le christianisme occidental nous a enlevé, et que Henrich nomme la «parenté intensive» (intensive kinship).

Deuxièmement, le christianisme n'a pas abouti au même effondrement des structures de parenté en Orient et en Occident. Il y a eu un saut qualitatif en Occident, pendant ce que Robert I. Moore a appelé «la première révolution européenne» entre 970 et 12154. Dans un projet de remodelage de la société, la papauté a mené une série d'assauts coordonnés contre l'organisme social traditionnel des populations romano-germaniques, un assaut que les populations gréco-slaves n'ont pas enduré au même degré.

Cela ne veut pas dire que l'Église d'Orient était particulièrement favorable aux solidarités familiales. En théorie, le christianisme est intrinsèquement individualiste et dépréciatif des liens du sang : seul le sang de Jésus sauve, et le salut n'appartient qu'à l'individu seul. Mais la prise de contrôle de l'Église romaine par le parti monastique clunisien, sans équivalent dans l'Orthodoxie, signifie que le phénomène décrit par Louis Dumont, l'effet normatif de l'individu «hors-du-monde» renonçant à toute ancrage généalogique, a été plus aigu dans la tradition catholique romaine5. Le sang, en tant que principe organique du social, a été fortement dilué par l'eau du baptême catholique. Cela explique pourquoi la parenté intensive a mieux résisté en Europe de l'Est, notamment dans les pays slaves du sud, où, «au XIXe siècle, on observait des zadrugas [familles élargies] comprenant plus de 80 personnes. Ce n'était pas la règle, bien sûr, mais les groupes nationaux de 20 à 30 membres n'étaient pas rares à cette époque».6

Mais le protestantisme n'est-il pas plus individualiste que le catholicisme ? Indéniablement. L'individualisme moderne doit beaucoup aux luthériens et plus encore aux calvinistes. Mais l'individualisme protestant n'a pu s'enraciner que dans un terrain sociologique et psychologique intensément labouré alimenté par l'individualisme catholique depuis des siècles. Il en va de même pour l'idéologie des droits de l'homme, qui a prolongé le mouvement, et que beaucoup tiennent pour responsables de l'individualisme moderne : il a été démontré maintes fois que c'est une excroissance du christianisme. L'amplification de l'individualisme entre Orthodoxie, Catholicisme, Protestantisme et Droit-de-l'hommisme nécessiterait une étude spéciale. Je me concentrerai ici uniquement sur la politique de la papauté médiévale contre les liens du sang, et ses conséquences à long terme.

Les structures de parenté de l'Europe pré-Chrétienne

Partout en Eurasie et au Moyen-Orient, nos ancêtres pré-chrétiens vivaient dans des sociétés basées sur des clans. En plus des sources que j'évoque dans «Éloge du culte des ancêtres» à ce sujet, je recommande le récent livre de Guillaume Durocher, «The Ancient Ethnostate : Biopolitical Thought in Classical Greece». Son analyse de l'anthropologie homérique permet de mesurer tout ce qui nous en sépare :
«Parmi la classe dirigeante aristocratique dont s'occupe Homère, la parenté (kinship) est le fondement fondamental de l'identité et de la solidarité, et donc de l'action personnelle et politique. Les étrangers sont synonymes d'incertitude et de violence potentielle. La parenté, en revanche, implique une ressemblance héritée et une fierté et des devoirs partagés envers sa lignée. Entre parents, il y a la possibilité de sécurité. Cette sécurité, cependant, n'existe que par la force du père de famille, son autorité domestique et sa volonté d'utiliser la violence contre des étrangers hostiles. [...] Pour Homère, l'identité et le but de la vie se trouvent dans sa lignée. On agit pour ses ancêtres et ses descendants».7

Comme la société grecque, la société romaine était structurée autour du clan patrilinéaire, ou gens. La parentèle était également le principe d'organisation de base parmi les Germains et les Britons. Tout le monde indo-européen reposait sur des structures de parenté étendues. Chaque homme était certes conscient de sa propre individualité (les théories sur «la découverte de l'individu» confondent en général anthropologie et littérature), mais la valeur donnée à l'individu était subordonnée à celle de la communauté (à l'opposé de ce qui caractérise la modernité).

Le mariage était naturellement la clé de voûte de l'édifice social. Il ne s'agit jamais de deux personnes qui «se marient», mais de deux lignages qui contractent une alliance de sang en mariant leurs enfants – qui peuvent ou non avoir pris part à la décision.

Dans l'Europe préchrétienne, le mariage à l'intérieur du clan était courant, comme moyen de maintenir la propriété collective de la terre des ancêtres, qui y sont inhumés. Le mariage avec un membre de la belle-famille après le décès d'un conjoint était également admis, pour la même raison.

Si dans les sociétés romaines et germaniques, la monogamie était la règle, rien n'interdisait le divorce ou les secondes épouses (concubines), notamment en cas d'infertilité ou pour s'assurer un héritier mâle.

Une stratégie d'héritage alternative était l'adoption, généralement encore au sein du clan. Cela était facilité par la pratique généralisée du fosterage, c'est-à-dire l'envoi d'enfants à la garde d'oncles maternels ou paternels jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge adulte (c'était particulièrement courant dans les sociétés britannique et irlandaise, comme cela ressort des romans «bretons»).

Cette interconnexion complexe des vivants s'organisait autour de l'axe vertical de la vénération des morts, qui unissait religieusement les communautés du niveau familial au niveau de la cité ou de la nation, en passant par le niveau clanique8. C'était si essentiel que deux clans qui voulaient faire alliance devaient souvent s'inventer un ancêtre commun.

La curie romaine a interdit toutes ces pratiques et, ce faisant, a détruit la structure clanique traditionnelle de la société européenne. L'anthropologue et historien Jack Goody a documenté cette attaque systématique contre la parenté dans «The Development of the Family and Marriage in Europe» (traduction française : L'Évolution de la famille et du mariage en Europe), et plus récemment dans «The European Family : an historico-anthropological essay». Le professeur de Harvard Joseph Henrich s'est appuyé sur ses travaux et d'autres dans «The WEIRDest People in the World».

Comment l'Église a pris le contrôle du mariage

Dans son livre séminal «Le Chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale», l'historien Georges Duby a documenté la prise en charge de l'institution du mariage par l'Église d'Occident, du haut en bas de l'échelle sociale. Cela a vraiment commencé au Xe siècle : «dans la France du Nord, au IXe siècle, le mariage était de ces affaires dont les prêtres ne se mêlaient encore que de loin. Nulle mention de bénédiction nuptiale dans les textes, sinon à propos des reines, et ne constituant dans ce cas qu'un élément du rituel du sacre, de la consécration»9. Ce n'est pas avant le concile de Vérone en 1184 que le mariage fut institué comme sacrement.

Mais l'Église avait depuis longtemps commencé à légiférer sur le mariage, décidant quelles unions étaient valides et quels descendants étaient légitimes. En s'insérant ainsi dans le tissu de la vie domestique, l'Église acquérait un grand contrôle sur la structure même de la société. Les nouvelles règles comprenaient ce qui suit :

L'autorité des parents et des proches sur le mariage des jeunes a été réduite. L'Église désapprouvait les mariages arrangés et autorisait les conjoints à se marier sans l'approbation de leurs parents.

Le divorce et le remariage ont été rendus presque impossibles, ne laissant aucune solution d'héritage pour les mariages stériles. Le mariage pouvait être contracté par consentement mutuel seul, mais ne pouvait pas être rompu par consentement mutuel.

La monogamie stricte a été imposée et la prise de secondes épouses ou concubines condamnée.

Le mariage entre beaux-parents après le décès d'un conjoint, aussi courant en Europe qu'au Moyen-Orient, était déclaré incestueux : en droit canonique, le frère de votre mari devenait comme votre vrai frère.

Le mariage avec des parents spirituels (parrain ou marraine) était également tabou, qu'ils soient consanguins ou non.

L'adoption, largement pratiquée dans le monde romain comme stratégie d'héritage, fut sévèrement limitée. Le droit canonique liait toutes les formes d'héritage directement à la lignée généalogique de descendance.

Plus important encore, le mariage au sein de la parenté fut interdit et l'interdiction fut progressivement étendue jusqu'au septième degré. Ce tabou sur les mariages entre personnes partageant un ou plusieurs de leurs 128 arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grands-parents, rendait le mariage pratiquement impossible dans votre propre village, en théorie du moins. En pratique, cela offrait aussi à l'Église un moyen de pression sur les familles aristocratiques.

À cette liste s'ajoute la condamnation de toutes les formes de vénération des ancêtres, désormais assimilées à la nécromancie et au culte des démons. La memoria ritualisée des ancêtres, clé de l'unité spirituelle des familles et des clans, a été plus intensément réprimée en Occident sous l'influence d'Augustin, alors qu'elle a réussi à survivre dans une certaine mesure dans l'orthodoxie orientale (en particulier dans la Slava serbe). J'en ai parlé dans «Éloge du culte des ancêtres».

L'application progressive de ces lois a transformé la société en profondeur. Le noble objectif était de briser les identités claniques, tribales et nationales, afin d'unir tous les chrétiens en une seule grande famille aimante, chaque personne étant déracinée de la lignée du péché originel et greffée (born again) en Christ par le baptême.

Mais il y avait aussi une incitation économique. Comme le dit Jack Goody : «interdire le mariage entre proches, faire obstacle à l'adoption, condamner la polygynie, le concubinage, le divorce et les secondes noces, c'est hausser à quarante pour cent le nombre des familles sans successeurs mâles immédiats»10. Avec la privatisation croissante de la propriété, les testateurs devenaient libre de céder ce qu'ils voulaient aux institutions cléricales, et l'aliénation des biens au profit de l'Église était grandement facilitée. Sur le plan légal, l'Église s'est instituée légataire universel11. La stratégie était parfois explicite :

«Salvianus, évêque de Marseille au Ve siècle, explique que tous les biens matériels de l'homme lui viennent de Dieu et qu'ils doivent retourner à Dieu. S'il était permis de faire une exception pour ses propres enfants, cela n'était pas vrai pour les héritiers collatéraux ou fictifs. En effet, il se réfère aux enfants adoptés comme des «enfants de parjure» qui volent Dieu (ou son église) de ce qui lui revient de droit. Cette déclaration explique clairement pourquoi l'adoption devrait être interdite, dans l'intérêt de l'Église et de la spiritualité. La confrontation avec les pratiques passées est très explicite et eut une énorme influence sur l'avenir ; même s'il y a eu quelques exceptions par la suite, l'interdiction a été largement respectée dans toute la chrétienté au cours des siècles».12

Naturellement, les riches avaient particulièrement besoin de salut, car il leur est plus difficile d'entrer au ciel qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. Ils pouvaient résoudre leur problème en donnant leurs richesses à l'Église. Les modèles ne manquait pas. Considérez le cas de saint Paulin de Nole, un aristocrate romain qui, en 394, décida de suivre les conseils de Jésus et d'amasser des «trésors dans le ciel» pour lui-même en donnant toute sa fortune familiale. Peu de nobles suivirent intégralement l'exemple de saint Paulin. La plupart préféraient rester riches toute leur vie, et ne décharger leur âme qu'au seuil de la mort, mais pas au point de déshériter leurs enfants. Dans son acte de fondation de l'abbaye de Cluny, Guillaume Ier, duc d'Aquitaine, déclare qu'il a agi «pour pourvoir à mon salut» et «au profit de mon âme», car «la providence de Dieu a ainsi pourvu à certains hommes riches qui, au moyen de leurs possessions passagères, s'ils en usent bien, pourront peut-être mériter des récompenses éternelles».13

C'est ainsi que, par le commerce du salut, l'Église est devenue le plus grand propriétaire terrien d'Europe. «À la fin du XIIe siècle», écrit Robert Moore, «les églises possédaient peut-être le tiers des terres cultivées du nord de la France, et probablement environ la moitié du sud de la France et de l'Italie»14. La propriété de l'Église (détenue par toute institution cléricale comme les évêchés ou les monastères) fut déclarée inaliénable : au Concile de Lyon de 1274, Grégoire IX interdit la donation, la vente, l'échange et le bail perpétuel (emphytéose) des biens de l'Église15. L'inaliénabilité signifie que l'Église est une personne morale qui n'est pas sujette à la mort (exactement ce que les clans essayaient d'être avant que l'Église ne déclare que seuls les individus et elle-même étaient des êtres éternels).

L'obligation du célibat pour tous les hommes d'Église, article central de la Réforme grégorienne, a contribué à rendre les biens de l'Église inaliénables, car les clercs ayant charge de famille avaient une fâcheuse tendance à transmettre les biens dont ils avaient la charge à leurs enfants. Comme l'a expliqué l'historien Henry Charles Lea : «Le moyen le plus simple de conjurer le danger était de décharger les ecclésiastiques de la paternité, et, en coupant tous les liens de famille et de parenté, de les lier complètement et pour toujours à l'Église et à elle seule».16

En vérité, les papes et les cardinaux réformateurs les plus zélés n'étaient pas les plus exemplaires. Loin d'être détachés des liens familiaux, ils avaient remplacé la simonie occasionnelle par le népotisme institutionnel. Pour la grande majorité des familles baronniales romaines, écrivent Sandro Carocci et Marco Vendittelli, «l'élément moteur, le facteur déterminant de la grandeur familiale doit [...] être justement cherché dans le népotisme d'un parent élu au Sacré Collège, ou à la dignité pontificale. Innocent III et Boniface VIII ont construit la fortune des Conti et des Caetani à partir de rien, comme l'on fait d'ailleurs les cardinaux Boccamazza et Romani, qui réussirent à élever leurs familles auparavant modestes au rang baronnial».17

Le cerveau WEIRD


Je reviens maintenant au livre de Joseph Henrich, «The WEIRDest People in the World», dont le succès est largement mérité. On y trouve une documentation très riche sur les liens de causalité entre l'histoire religieuse, les structures de parentés et la psychologie. Henrich est à l'origine de l'acronyme WEIRD pour signifier «White, European, Industrialized, Rich, and Democratic», et pour souligner en même temps que, malgré leur tendance à se considérer comme la norme, les Occidentaux sont les exceptions (weird signifie bizarre en anglais), se situant, en moyenne, à une extrémité de l'échelle holisme-individualisme :

«Contrairement à une grande partie du monde aujourd'hui, et à la plupart des peuples qui ont jamais vécu, nous, les WEIRDs, sommes très individualistes, égocentriques, axés sur le contrôle, non-conformistes et analytiques. Nous nous concentrons sur nous-mêmes – nos attributs, nos réalisations et nos aspirations – plutôt que sur nos relations et nos rôles sociaux. Nous visons à être «nous-mêmes» dans tous les contextes et regardons les variations de comportement chez les autres comme de l'hypocrisie plutôt que de la flexibilité sociale. [...] Nous nous considérons comme des êtres uniques, et non comme des nœuds dans un réseau social qui s'étend dans l'espace et dans le temps».18

Notre psychologie unique est le produit de notre histoire culturelle unique. Des recherches récentes montrent que «vous ne pouvez pas séparer la «culture» de la «psychologie», ou la «psychologie» de la «biologie», parce que la culture recâble physiquement notre cerveau et façonne ainsi notre façon de penser»19 – non seulement ce que nous pensons, mais la manière dont nous pensons et dont nous ressentons le monde et nous-mêmes. Et aucun facteur culturel n'a d'effets plus profonds et persistants sur notre psychisme collectif que la structure des groupes de parenté :

«En intégrant les individus dans des réseaux denses, interdépendants et hérités de liens sociaux, les normes de parenté intensives régulent le comportement des gens de manière subtile et puissante. Ces normes motivent les individus à se surveiller de près et à surveiller les membres de leur propre groupe pour s'assurer que tout le monde reste en ligne. Elles confèrent aussi souvent aux anciens une autorité substantielle sur les membres juniors. Naviguer avec succès dans ces types d'environnements sociaux favorise la conformité aux pairs, la déférence envers les autorités traditionnelles, la sensibilité à la honte et une orientation vers le collectif (par exemple, le clan) plutôt que vers soi-même».20

Henrich fournit des preuves mesurables de la façon dont «le démantèlement par l'Église de la parenté intensive dans l'Europe médiévale a poussé involontairement les Européens, et plus tard les populations d'autres continents, vers une psychologie plus WEIRD»21. Les études menées par l'équipe de Henrich et d'autres démontrent la persistance de cette causalité : «Plus longtemps une population a été exposée à l'Église d'Occident, plus ses familles sont faibles et plus ses schémas psychologiques sont WEIRD aujourd'hui»22. L'effet le plus significatif est le passage d'une «prosocialité interpersonnelle» à une «prosocialité impersonnelle» :

«La prosocialité impersonnelle concerne les principes d'équité, l'impartialité, l'honnêteté et la coopération conditionnelle dans des situations et des contextes où les relations interpersonnelles et l'appartenance à un groupe sont jugées inutiles ou  non pertinentes. Dans des mondes dominés par des contextes impersonnels, les gens dépendent de marchés anonymes, d'assurances, de tribunaux et d'autres institutions impersonnelles au lieu de grands réseaux relationnels et de liens personnels. Les marchés impersonnels peuvent ainsi avoir un double effet sur notre psychologie sociale. Ils réduisent simultanément notre prosocialité interpersonnelle au sein de nos groupes et ils augmentent notre prosocialité impersonnelle avec notre entourage et avec les étrangers».23

Paradoxalement, l'effondrement de l'hégémonie catholique à l'époque moderne a accéléré la transformation mentale de l'Europe vers plus d'individualisme, en rehaussant encore la valeur sacrée de l'individu. Le protestantisme a boosté nos tendances individualistes, car il insiste sur la vocation unique de chacun. Des études confirment que «les protestants sont plus concentrés que les catholiques sur les états intérieurs, les croyances, les sentiments et les dispositions des gens».24

Parmi les facteurs qui ont contribué à la désintégration de la parenté intensive, Heinrich insiste sur l'imposition par l'Église de normes extrêmes d'exogamie. En effet,

«quelqu'un qui cherchait un conjoint au XIe siècle devait théoriquement exclure en moyenne 2730 cousins [au sens large] et potentiellement 10 000 parents au total comme candidats, y compris les enfants, les parents et les conjoints survivants de tous ces parents. Dans le monde moderne, avec des villes peuplées de millions d'habitants, nous pourrions facilement gérer de telles interdictions. Mais, dans le monde médiéval des fermes dispersées, des villages intimes et des petites villes, ces interdictions forçaient les gens à trouver des étrangers chrétiens d'autres communautés, souvent dans différents groupes tribaux ou ethniques. Je suppose que ces effets ont été ressentis le plus fortement dans les couches économiques moyennes, parmi celles qui réussissaient suffisamment pour être remarquées par l'Église mais qui n'étaient pas assez puissantes pour utiliser la corruption ou d'autres influences pour contourner les règles. Ainsi, les prescriptions matrimoniales de l'Église ont probablement d'abord dissous la parenté intensive du milieu vers l'extérieur».25

Des études comparatives montrent que chaque siècle d'exposition à l'Église romaine réduit le taux de mariage entre cousins (au sens large) de près de 60%, et selon une étude réalisée dans les provinces italiennes en 1995, «plus la prévalence du mariage entre cousins est faible dans une province, plus le taux des dons de sang volontaires à des étrangers est élevé» (un indicateur fort de prosocialité impersonnelle)26. Une autre étude statistique cognitive a montré que, dans les pays où le taux de mariage entre cousins est le plus haut, les gens montrent un mode de pensée plus holistique.27

Il est facile de comprendre, disons-le en passant, pourquoi les communautés musulmanes sont plus holistiques et interpersonnelles que les communautés chrétiennes. Non seulement l'islam met davantage l'accent sur la communauté que sur l'intériorité, mais, comme le résume Thomas Glick dans «Islamic and Christian Spain in the Early Middle Ages» : «L'Islam a fourni un cadre qui légitimait les valeurs tribales et leur donnait une signification religieuse ; le christianisme avait tendance à travailler dans la direction opposée»28. Tous les Européens peuvent aujourd'hui constater que les familles arabo-musulmanes sont très soudées par le principe généalogique, et méprisent nos valeurs individualistes. Et chacun peut sentir la confiance croissante que beaucoup de musulmans issus de l'immigration tirent de leur solide cohésion familiale, au milieu de notre liquéfaction.

Joseph Henrich a le mérite de remettre en cause l'ethnocentrisme occidental et de pointer la «bizarrerie» (weirdness) de notre système de valeurs. Mais bien qu'il n'exprime aucune sympathie pour l'Église catholique, il a une appréciation plutôt positive du type d'individualisme qu'elle a produit «par inadvertance» (inadvertently). Il ne s'attarde pas sur son coût élevé, tant pour l'Occident que, par contagion, pour le reste du monde. En diluant la solidarité de sang, soutient-il, l'Église a créé des besoins et des opportunités pour de nouvelles formes de solidarité, de coopération et de partenariat : «L'idée même qu'une personne peut agir librement, indépendamment de ses clans, parentés ou lignages, pour conclure des accords socialement isolés (contrats), présuppose un monde inhabituellement individualiste d'échanges impersonnels»29. «C'est ainsi que sont nés au second millénaire les communes, les corporations, les guildes et les universités».30
Le relâchement des loyautés familiales a également conduit à de nouveaux concepts de gouvernement : «les gens ont commencé à réfléchir aux notions de droits individuels, de libertés personnelles, de primauté du droit et de protection de la propriété privée»31. Cela est résumé dans la Déclaration d'indépendance américaine de 1776 : «Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes [self-evident] les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur». Ici, Henrich commente avec pertinence :

«du point de vue de la plupart des communautés humaines, l'idée que chaque personne a des droits ou des privilèges inhérents déconnectés de ses relations sociales ou de son héritage n'a rien d'évident. Et d'un point de vue scientifique, aucun «droit» n'a encore été détecté dans notre ADN ou ailleurs. Cette idée fonctionne parce qu'elle fait appel à une psychologie culturelle particulière».32

Pour le dire plus crûment, cette pure abstraction est totalement déconnectée de la réalité anthropologique, et la psychologie culturelle particulière qui la soutient est dangereusement délirante. Sans parler de l'hypocrisie colossale qu'il faut pour écrire une telle profession de foi tout en privant les Amérindiens de leurs droits naturels sur leur terre ancestrale et en important des esclaves africains pour faciliter la recherche du bonheur des hommes blancs33. Les États-Unis ont été fondés sur un mensonge qui revient aujourd'hui les hanter.

On ne peut contester, je crois, la créativité presque surhumaine que l'Occident a développé grâce à son individualisme d'inspiration chrétienne. Mais on doit aussi admettre l'extrême tension que celui-ci a engendré dans l'organisme social. Le Weird West peut se comparer à un athlète ou un artiste dopé qui doit maintenant payer son succès de sa santé mentale et physique. Nous commençons maintenant à ressentir les symptômes de sevrage, et peut-être même les lésions cérébrales irréversibles. Nous sommes rattrapés par la réalité anthropologique (autrement connue sous le nom de «nature humaine»). Nous avons construit un nouveau monde, mais nous découvrons maintenant qu'il nous a déconstruits en tant qu'êtres humains.

Mais est-il juste de blâmer le christianisme pour la phase terminale de notre individualisme ? Non. Le christianisme n'a jamais encouragé la confusion entre les hommes et les femmes, par exemple (même s'il n'a jamais expliqué la différence entre une âme masculine et une âme féminine, ce qui aurait pu être utile). Notre infirmité est largement causée par les attaques d'une élite étrangère et hostile, adoratrice du dieu sociopathe. Je suis au courant : j'ai plus écrit sur ce sujet que sur tout autre. Mais c'est justement pourquoi nous avons besoin de notre système immunitaire. Le système immunitaire naturel d'une société saine n'a jamais été «l'identité raciale», mais plutôt l'identité généalogique, qui possède une dimension verticale (lignage) et une dimension horizontale (parenté). Et le christianisme occidental, ou plus précisément la papauté médiévale, est responsable de la destruction de ce système immunitaire, à la fois verticalement et horizontalement, délibérément et systématiquement. Mille ans de papisme et de ses conséquences a érodé notre tissu social basé sur les réseaux de parenté, et nous a ainsi rendus extrêmement vulnérables à la manipulation et à la domination d'une élite intensément (mais secrètement) clanique et tribale. À moins de réfléchir humblement à la question du «terrain» (et pas seulement à celle du pathogène), nous continuerons de paver le chemin de l'enfer pour nos enfants, au nom de Jésus ou des Droits de l'Homme.

Que faire ? Je suis meilleur en théorie qu'en pratique, et je vous laisse réfléchir à la question. Mais une chose me semble certaine : le mariage fut, est, et sera toujours la clé de voute de l'édifice social. C'est là que doivent se nouer les liens généalogiques.

  • Christopher Coker, «The Rise of the Civilizational State», Polity, 2019.
  • Joseph Henrich, «The WEIRDest People on the World : How the West Became Psychologically Peculiar and Particularly Prosperous», Farrar, Strauss and Giroux, 2020, p. 161.
  • Alain de Benoist, «Famille et société : Origines, histoire, actualité», Le Labyrinthe, 1996 ; David Brooks, «The Nuclear Family was a Mistake», March 2020, https://www.theatlantic.com/2020/03/the-nuclear-family-was-a-mistake
  • Robert I. Moore, «The First European Revolution», c. 970-1215, Basil Blackwell, 2000. Traduction française : Robert I. Moore, «La Première révolution européenne, Xe-XIIIe siècle», Seuil, 2001.
  • Louis Dumont, «La genèse chrétienne de l'individualisme moderne, une vue modifée de nos origines», Le Débat, 15, septembre-octobre 1981, repris dans «Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne», Seuil, 1983, p. 35-81, sous le titre «De l'individu-hors-du-monde à l'individu-dans-le-monde».
  • Michael Mitterauer and Reinhard Sieder, «The European Family : Patriarchy to Partnership from the Middle Ages to the Present», University of Chicago Press, 1982, p. 29.
  • Guillaume Durocher, «The Ancient Ethnostate : Biopolitical Thought in Classical Greece», Kindle Direct publishing, 2021, p. 41.
  • Numa Denis Fustel de Coulanges, «The Ancient City : A Study of the Religion, Laws, and Institutions of Greece and Rome» (1864), que je cite dans mon article «Bring out your dead !», https://www.unz.com/bring-out-your-dead
  • Georges Duby, «Le Chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale», Hachette, 1981, p. 38.
  • Jack Goody, «L'Évolution de la famille et du mariage en Europe», Armand Colin, 1985, p. 44.
  • «How the Church Preempted the Marriage Market» in Robert Ekelund, Jr., Robert Hébart, Robert Tollison, Gary Anderson, et Audrey Davidson, «Sacred Trust : The Medieval Church as an Economic Firm», Oxford UP, 1996, pp. 85-112.
  • Jack Goody, «The European Family : an historico-anthropological essay», Blackwell, 2000, p. 35.
  • https://media.bloomsbury.com/rep/files/Primary-Cluny.pdf
  • Moore, «The First European Revolution», op. cit., p. 12.
  • https://www.newadvent.org/cathen
  • Henry Charles Lea, «An Historial Sketch of Sacerdotal Celibary in the Christian Church», 1867, pp. 64-65, cité par Goody, «The Development of the Family and Marriage in Europe», op. cit., p. 81.
  • Sandro Carocci and Marco Vendittelli, «Société et économie», in André Vauchez, dir., Rome au Moyen Âge, Éditions du Cerf, 2021, pp. 127-188 (p. 163).
  • Henrich, The WEIRDest people in the World, op. cit., p. 21.
  • Henrich, The WEIRDest people in the World, op. cit., p. 16.
  • Ibid., p. 198.
  • Ibid., p. 193.
  • Ibid., p. 252.
  • Ibid., p. 299.
  • Ibid., p. 420.
  • Ibid., p. 179.
  • Ibid., pp. 226, 240.
  • Ibid., p. 222.
  • Thomas Glick, Islamic and Christian Spain in the Early Middle Ages, Princeton UP, 1979, pp. 141-142.
  • Joseph Henrich, The WEIRDest people in the World, op. cit., p. 427.
  • Ibid., p. 355.
  • Ibid., p. 320.
  • Ibid., p. 400.
  • J'emprunte cette remarque à Emmanuel Todd : «la valeur d'égalité a été donnée aux États-Unis par le racisme, c'est-à-dire que l'existence d'Indiens ou d'esclaves noirs a permis la définition d'une égalité blanche» (conférence au Dialogue Franco-Russe du 14 octobre 2021, «L'amour vache des États-Unis», à 30 minutes sur https://www.youtube.com/watch?v=DgCZj_jHUOs).

https://reseauinternational.net/de-leau-dans-le-sang-lorigine-medievale-de-lindividualisme-occidental/