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LA NUIT DU 4 AOÛT ET SES CONSÉQUENCES.

Démarré par JacquesL, 04 Août 2017, 12:50:32 PM

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JacquesL

Tous les ans on a droit, au 14 juillet comme au 4 aout, à une réécriture "socialisante" de ces deux épisodes emblématiques de la "Grande Révolution". Malheureusement, cette fameuse nuit n'a de glorieuse que son titre (qui était fait pour ça), et n'a accouché que d'une proposition de "rachat" des servitudes, et d'une vague de répression sans précédent, pour liquider ceux qui ont cru au titre.



LA NUIT DU 4 AOÛT ET SES CONSÉQUENCES

La nuit du 4 août est une des grandes dates de la Révolution. comme le 14 juillet et le 5 octobre 1789, le 21 juin 1791, le 10 août 1792 et le 31 mai 1793, elle marque une des grandes étapes du mouvement révolutionnaire, et elle en détermine le caractère pour la période qui suivra.

La légende historique s'est appliquée avec amour à embellir cette nuit, et la plupart des historiens, copiant le récit qu'en ont donné quelques contemporains, la représentent comme une nuit toute d'enthousiasme, d'abnégation sacrée.

«Avec la prise de la Bastille, — nous disent les historiens, — la Révolution avait remporté sa première victoire. La nouvelle se répand en province, et partout elle provoque des soulèvements analogues. Elle pénètre dans les villages, et à l'instigation de toutes sortes de gens sans aveu, les paysans attaquent leurs seigneurs, brûlent les châteaux. Alors, le clergé et la noblesse, saisis d'un élan patriotique, voyant qu'ils n'avaient encore rien fait pour les paysans, viennent abdiquer leurs droits féodaux pendant cette nuit mémorable. Les nobles, le clergé, les plus pauvres curés et les plus riches seigneurs féodaux, les villes, les provinces, tous viennent renoncer, sur l'autel de la patrie, à leurs prérogatives séculaires. Un enthousiasme s'empare de l'Assemblée, tous s'empressent de faire leur sacrifice. «La séance était une fête sacrée, la tribune un autel, la salle des délibérations un temple», — dit l'un des historiens, généralement assez calme. «C'était une Saint-Barthélemy des propriétés», disent les autres. Et lorsque les premières lueurs du jour jaillissent le lendemain sur la France, — l'ancien régime féodal n'existait plus. La France était un pays régénéré, ayant fait un auto-da-fé de tous les abus de ses classes privilégiées.»

Eh bien ! Cela c'est la légende. Il est vrai qu'un profond enthousiasme s'empara de l'Assemblée, lorsque deux nobles, le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon, vinrent demander l'abolition des droits féodaux, ainsi que des divers privilèges des nobles, et que deux évêques (ceux de Nancy et de Chartres) parlèrent pour demander l'abolition des dîmes. Il est vrai que l'enthousiasme alla toujours grandissant, et que l'on vit les nobles et le clergé, pendant cette séance de nuit, se suivre à la tribune et se la disputer pour abdiquer leurs justices seigneuriales ; on entendit demander par des privilégiés la justice libre, gratuite et égale pour tous ; on vit les seigneurs laïques et ecclésiastiques abandonner leurs droits de chasse... L'enthousiasme s'empara de l'Assemblée... Et dans cet enthousiasme on ne remarqua même pas la clause du rachat des droits féodaux et des dîmes, que les deux nobles et les deux évêques avaient introduite dans leurs discours : clause terrible, par son vague même, puisqu'elle pouvait signifier tout ou rien, et qu'elle suspendit, nous allons le voir, l'abolition des droits féodaux pour quatre ans, — jusqu'en août 1793. Mais, qui de nous, en lisant le beau récit de cette nuit fait par les contemporains — qui de nous n'a pas été saisi d'enthousiasme à son tour ? Et qui n'a pas passé sur ces traîtres mots de «rachat au denier 30» sans en comprendre la terrible portée ! C'est aussi ce qui arriva en France en 1789.

Et d'abord, la séance du soir du 4 août commença par la panique, et non pas par l'enthousiasme. Nous venons de voir que nombre de châteaux avaient été brûlés ou pillés pendant les quinze derniers jours. Commencé dans l'Est, le soulèvement des paysans s'étendait vers le Sud, le Nord et le Centre : il menaçait de se généraliser. Dans certains endroits, les paysans avaient été féroces envers leurs maîtres, et les nouvelles qui parvenaient des provinces grossissaient les événements. Les nobles constataient avec terreur qu'il n'y avait sur place aucune force capable de mettre un frein aux émeutes.

Aussi la séance s'ouvrit par la lecture d'un projet de déclaration contre les soulèvements. L'Assemblée était invitée à prononcer un blâme énergique contre les émeutiers et à enjoindre hautement le respect des fortunes, féodales ou non, quelle qu'en fût l'origine,en attendant que l'Assemblée légiférât sur ce sujet.

«Il paraît que les propriétés, de quelque nature qu'elles soient, sont la proie du plus coupable brigandage», dit le Comité des rapports. «De tous les côtés, les châteaux sont brûlés, les couvents sont détruits, les fermes sont abandonnées au pillage. Les impôts, les redevances seigneuriales, tout est détruit. Les lois sont sans force, les magistrats sans autorité...» Et le rapport demande que l'Assemblée blâme hautement les troubles et déclare «que les lois anciennes (les lois féodales) subsistent jusqu'à ce que l'autorité de la nation les ait abrogées ou modifiées ; que toutes les redevances et prestations accoutumées doivent être payées, comme par le passé, jusqu'à ce qu'il en ait été ordonné autrement par l'Assemblée.»

«Ce ne sont pas les brigands qui font cela !» s'écrie le duc d'Aiguillon ; «dans plusieurs province le peuple tout entier forme une ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres et surtout pour s'emparer des chartriers où les titres des propriétés féodales sont en dépôt.» Ce n'est certainement pas l'enthousiasme qui parle : c'est plutôt la peur (1).

L'Assemblée allait, par conséquent, prier le roi de prendre des mesures féroces contre les paysans révoltés. Il en avait déjà été question la veille, le 3 août. Mais depuis quelques jours, un certain nombre de nobles, un peu plus avancés dans leurs idées que le reste de leur classe, et qui voyaient plus clair dans les événements, — le vicomte de Noailles, le duc d'Aiguillon, le duc de la Rochefoucauld, Alexandre de Lameth et quelques autres, — se concertaient déjà en secret sur l'attitude à prendre vis-à-vis de la jacquerie. Ils avaient compris que l'unique moyen de sauver les droits féodaux était de sacrifier les droits honorifiques et les prérogatives de peu de valeur, et de demander le rachat par les paysans des redevances féodales attachées à la terre et ayant une valeur réelle.Ils chargèrent le duc d'Aiguillon de développer ces idées. Et c'est ce qui fut fait par le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon.

Depuis le commencement de la Révolution, les campagnes avaient demandé l'abolition des droits féodaux (2). Maintenant, disaient les deux porte-paroles de la noblesse libérale, les campagnes, mécontentes de ce que rien n'avait été fait pour elles depuis trois mois, s'étaient révoltées ; elles ne connaissaient plus de frein, et il fallait choisir en ce moment «entre la destruction de la société et certaines concessions.» Ces concessions, le vicomte de Noailles les formulaient ainsi : l'égalité des individus devant l'impôt, payé dans la proportion des revenus ; toutes les charges publiques supportées par tous ; «tous les droits féodaux rachetés par les communautés» (villageoises) d'après la moyenne du revenu annuel, et enfin «l'abolition sans rachat des corvées seigneuriales, des mainsmortes et autres servitudes personnelles (3).»

Il faut dire aussi que depuis quelque temps les servitudes personnelles n'étaient plus payées par les paysans. On a pour cela des témoignages très nets des intendants. Après la révolte de juillet, il était évident qu'elles ne seraient plus payées du tout, — que les seigneurs y eussent renoncé ou non.

Eh bien ! Ces concessions, proposées par le vicomte de Noailles, furent encore rétrécies, et par les nobles, et par les bourgeois, dont un grand nombre possédaient des propriétés foncières comportant des titres féodaux. Le duc d'Aiguillon, qui suivit de Noailles à la tribune et que les nobles ci-dessus mentionnés avaient choisi pour leur porte-parole, parla avec sympathie des paysans ; il excusa leur insurrection, mais pourquoi ? Pour dire que «le reste barbare des lois féodales qui subsistent encore en France, sont, on ne peut se le dissimuler, une propriété, et toute propriété est sacrée.L'équité, disait-il, défend d'exiger l'abandon d'aucune propriété sans accorder une juste indemnité au propriétaire.». C'est pourquoi le duc d'Aiguillon mitigeait la phrase concernant les impôts, en disant que tous les citoyens devaient les supporter «en proportion de leurs facultés». Et quant aux droits féodaux, il demandait que tous ces droits, — les droits personnels aussi bien que les autres — fussent rachetés par les vassaux, «s'ils le désirent», le remboursement devant être «au denier 30», c'est-à-dire trente fois la redevance annuelle payée à cette époque ! C'était rendre le rachat illusoire, car, pour les rentes foncières, il était déjà très lourd au dernier 25, et dans le commerce, une rente foncière s'estime généralement au denier 20 ou même 17.

Ces deux discours furent accueillis par les messieurs du Tiers avec enthousiasme, et ils ont passé à la postérité, comme des actes d'abnégation sublime de la part de la noblesse, alors qu'en réalité l'Assemblée nationale, qui suivit le programme tracé par le duc d'Aiguillon, créa par là les conditions mêmes des luttes terribles qui plus tard ensanglantèrent la Révolution. Les quelques paysans qu'il y avait dans cette Assemblée ne parlèrent pas pour montrer le peu de valeur des «renonciations» des nobles ; et la masse des députés du Tiers, citadins pour la plupart, n'avaient qu'une idée très vague sur l'ensemble des droits féodaux, ainsi que sur la force du soulèvement des paysans. Pour eux, renoncer aux droits féodaux, même à la condition du rachat, c'était déjà faire un sacrifice sublime à la Révolution.

Le Guen du Kérangall, député breton, «habillé en paysan», prononça alors de belles et émouvantes paroles. Ces paroles, lorsqu'il parla des «infâmes parchemins» qui contenaient les obligations de servitudes personnelles, survivances du servage, firent et font encore vibrer les cœurs. Mais lui non plus ne contesta pas le rachat de tous les droits féodaux, y compris ces mêmes servitudes «infâmes», imposées «dans des temps d'ignorance et de ténèbres», dont il dénonçait si éloquemment l'injustice.

Il est certain que le spectacle présenté par l'Assemblée cette nuit du 4 août, dut être beau, puisqu'on vit des représentants de la noblesse et du clergé abdiquer des privilèges qu'ils avaient exercés pendant des siècles sans contestation. Le geste, les paroles étaient magnifiques, lorsque les nobles vinrent renoncer à leurs privilèges en matière d'impôts, les prêtres se levèrent pour renoncer aux dîmes, les curés les plus pauvres abandonnèrent le casuel,les grands seigneurs abandonnèrent leurs justices seigneuriales, et tous renoncèrent au droit de chasse, en demandant la suppression des colombiers, dont se plaignaient tant les paysans. Il était beau de voir aussi des provinces entières renoncer aux privilèges qui leur créaient une situation exceptionnelle dans le royaume. Les pays d'États furent ainsi supprimés, et les privilèges des villes, dont quelques-unes possédaient des droits féodaux sur les campagnes voisines, furent abolis. Les représentants du Dauphiné (c'est là, nous avons vu, que le soulèvement avait eu le plus de force et de généralité) ayant ouvert la voie pour l'abolition de ces distinctions provinciales, les autres suivirent.

Tous les témoins de cette séance mémorable en donnent une description enthousiaste. Lorsque la noblesse a accepté en principe le rachat des droits féodaux, le clergé est appelé à se prononcer. Le clergé accepte entièrement le rachat des féodalités ecclésiastiques, à condition que le prix du rachat ne crée pas de fortunes personnelles au sein du clergé, mais que le tout soit employé en œuvres d'utilité générale. Un évêque parle alors des dégâts faits dans les champs des paysans par les meutes de chiens des seigneurs, et demande l'abolition du privilège de la chasse — et aussitôt la noblesse donne son adhésion par un cri puissant et passionné. L'enthousiasme est à son comble, et lorsque l'Assemblée se sépare à deux heures de la nuit, chacun sent que les bases d'une nouvelle société ont été posées.

Loin de nous l'idée de diminuer la portée de cette nuit. Il faut des enthousiasmes de ce genre pour faire marcher les événements. Il en faudra encore à la Révolution sociale. Car, en révolution, il importe de provoquer l'enthousiasme, de prononcer ces paroles qui font vibrer les cœurs. Le seul fait que la noblesse, le clergé et toute sorte de privilégiés venaient de reconnaître, pendant cette séance de nuit, les progrès de la Révolution ; qu'ils décidaient de s'y soumettre, au lieu de s'armer contre elle, — ce seul fait fut déjà une conquête de l'esprit humain. Il le fut d'autant plus que la renonciation eut lieu par enthousiasme. A la lueur, il est vrai, des châteaux qui brûlaient ; mais, que de fois des lueurs pareilles n'ont fait que pousser les privilégiés à la résistance obstinée, à la haine, au massacre ! La nuit du 4 août, ces lueurs lointaines inspiraient d'autres paroles — des actes de sympathie pour les révoltés — et d'autres actes : des actes d'apaisement.

C'est que depuis le 14 juillet l'esprit de la Révolution — résultat de toute l'effervescence qui se produisait en France — planait sur tout ce qui vivait et sentait, et cet esprit, produit de millions de volontés, donnait l'inspiration qui nous manque dans les temps ordinaires.

Mais après avoir signalé les beaux effets de l'enthousiasme qu'une révolution seule pouvait inspirer, l'historien doit aussi jeter un regard calme, et dire jusqu'où alla l'enthousiasme, et quelle limite il n'osa pas franchir, signaler ce qu'il donna au peuple, et ce qu'il refusa de lui accorder.

Un trait général suffira pour indiquer cette limite. L'Assemblée ne fit que sanctionner en principe et généraliser ce que le peuple avait accompli lui-même dans certaines localités. Elle n'alla pas plus loin.

Souvenons-nous de ce que le peuple avait déjà fait à Strasbourg et dans tant d'autres villes. Il avait soumis, nous l'avons vu, tous les citoyens, nobles et bourgeois, à l'impôt, et proclamé l'impôt sur le revenu : l'Assemblée accepta cela en principe. Il avait aboli toutes les charges honorifiques — et les nobles vinrent y renoncer le 4 août : ils acceptaient l'acte révolutionnaire. Le peuple avait aussi aboli les justices seigneuriales et nommé lui-même ses juges par élection : l'Assemblée l'accepta à son tour. Enfin, le peuple avait aboli les privilèges des villes et les barrières provinciales — c'était fait dans l'Est — et maintenant l'Assemblée généralisa en principe le fait, déjà accompli dans une partie du royaume.

Pour les campagnes, le clergé admit en principe que la dîme fût rachetée ; mais, en combien d'endroits le peuple ne la payait plus du tout ! Et quand l'Assemblée exigera bientôt qu'il la paie jusqu'en 1791, ce sera à la menace des exécutions qu'il faudra recourir pour forcer les paysans à obéir. Réjouissons-nous, sans doute, de voir que le clergé se fût soumis — moyennant rachat — à l'abolition des dîmes ; mais disons aussi que le clergé eût infiniment mieux fait de ne pas insister sur le rachat. Que de luttes, que de haines, que de sang eût-il épargnés s'il avait fait abandon de la dîme et s'en était remis pour vivre, soit à la nation, soit encore mieux à ses paroissiens ! Et quant aux droits féodaux, — que de luttes eussent été évitées, si l'Assemblée, au lieu d'accepter la motion du duc d'Aiguillon, avait seulement adopté, dès le 4 août 1789, celle de Noailles, très modeste, au fond : l'abolition sans rachat des redevances personnelles, et le rachat seulement pour les rentes attachées à la terre ! Que de sang fallut-il verser pendant trois ans pour en arriver, en 1792, à cette dernière mesure ! Sans parler des luttes acharnées qu'il fallut soutenir pour arriver en 1793, à l'abolition complète des droits féodaux.

Mais faisons, pour le moment, comme le firent les hommes de 1789. Tout était à la joie après cette séance. Tous se félicitaient de cette Saint-Barthélemy des abus féodaux. Et cela nous prouve combien il importe, pendant une révolution, de reconnaître, de proclamer, du moins, un nouveau principe. Des courriers partis de Paris portaient, en effet, dans tous les coins de la France la grande nouvelle : «Tous les droits féodaux sont abolis !» Car c'est ainsi que les décisions de l'Assemblée furent comprises par le peuple et c'est ainsi qu'était rédigé l'article premier de l'arrêté du 5 août ! Tous les droits féodaux sont abolis ! Plus de dîmes ! Plus de cens, plus de lods, plus de droits de ventes, de champart ; plus de corvée, plus de taille ! plus de droit de chasse ! à bas les colombiers ! tout le gibier est à tout le monde. Plus de nobles, enfin, plus de privilégiés d'aucune sorte : tous égaux devant le juge élu par tous !

C'est ainsi, du moins, que fut comprise en province la nuit du 4 août ; et bien avant que les arrêtés du 5 et du 11 août eussent été rédigés par l'Assemblée, et que la ligne de démarcation entre ce qu'il fallait racheter et ce qui disparaissait dès ce jour eût été tracée, bien avant que ces actes et ces renonciations eussent été formulés en articles de lois, les courriers apportaient déjà au paysan la bonne nouvelle. Désormais, — qu'on le fusille ou non, — il ne voudra plus rien payer.

L'insurrection des paysans prend alors une force nouvelle. Elle se répand dans des provinces, comme la Bretagne, qui jusqu'alors étaient restées tranquilles. Et si les propriétaires réclament le payement de n'importe quelles redevances, les paysans s'emparent de leurs châteaux et brûlent tous les chartriers, tous les terriers. Ils ne veulent pas se soumettre aux décrets d'août et distinguer entre les droits rachetables et les droits abolis, dit Du Châtellier (4). Partout, dans toute la France, les colombiers et le gibier sont détruits. On mangea alors à sa faim dans les villages. On mit la main sur les terres, jadis communales, accaparées par les seigneurs.

C'est alors que se produisit dans l'Est de la France ce phénomène qui dominera la Révolution pendant les deux années suivantes : la bourgeoisie intervenant contre les paysans. Les histoires libéraux passent cela sous silence, mais c'est un fait de la plus haute importance, qu'il nous faut relever.

Nous avons vu que le soulèvement des paysans avait atteint sa plus grande vigueur dans le Dauphiné et généralement dans l'Est. Les riches, les seigneurs fuyaient, et Necker se plaignait d'avoir eu à délivrer en 15 jours 6.000 passeports aux plus riches habitants. La Suisse en était inondée.

Mais la bourgeoisie moyenne resta, s'arma et organisa ses milices, et l'Assemblée Nationale vota bientôt (le 10 août) une mesure draconnienne contre les paysans révoltés (5). Sous prétexte que l'insurrection était l'œuvre de brigands, elle autorisa les municipalités à requérir les troupes, à désarmer tous les hommes sans profession et sans domicile, à disperser les bandes et à les juger sommairement. La bourgeoisie du Dauphiné profita largement de ces droits. Lorsqu'une bande de paysans révoltés traversait la Bourgogne, en brûlant les châteaux, les bourgeois des villes et des villages se liguaient contre eux. Une de ces bandes, disent les Deux amis de la Liberté, fut défaite à Vormatin le 27 juillet, où il y eut 20 tués et 60 prisonniers. A Cluny, il y eut 100 tués et 160 prisonniers. La municipalité de Mâcon fit une guerre en règle aux paysans qui refusaient de payer la dîme et elle en pendit vingt. Douze paysans furent pendus à Douai ; à Lyon, la bourgeoisie, en combattant les paysans, en tua 80 et fit 60 prisonniers. Quant au grand prévôt du Dauphiné, il parcourait tout le pays et pendait les paysans révoltés. (Buchez et Roux, II, 244). «En Rouergue, la ville de Milhaud faisait appel aux villes voisines en les invitant à s'armer contre les brigands et ceux qui refusent de payer les taxes.» (Courrier parisien, séance du 19 août 1789, p. 1729 (6)).

Bref, on voit par ces quelques faits, dont il me serait facile d'augmenter la liste, que là où le soulèvement des paysans fut le plus violent, la bourgeoisie entreprit de l'écraser ; et elle aurait sans doute contribué puissamment à le faire, si les nouvelles venues de Paris après la nuit du 4 août n'avaient pas donné une nouvelle vigueur à l'insurrection.

Le soulèvement des paysans ne se ralentit, à ce qu'il paraît, qu'en septembre et en octobre, peut-être à cause des labours ; mais en janvier 1790, nous apprenons, par le rapport du comité féodal, que la jacquerie avait recommencé de plus belle, probablement à cause des paiements réclamés. Les paysans ne voulaient pas se soumettre à la distinction faite par l'Assemblée entre les droits attachés à la terre et les servitudes personnelles, et ils s'insurgeaient pour ne rien payer du tout.

Nous reviendrons sur ce sujet si important dans un des chapitres suivants.

(1) «Ravager les terres» voulait probablement dire qu'en certains endroits, les paysans fauchaient les récoltes des seigneurs — «dans le vert», comme disaient les rapports. On était d'ailleurs fin juillet, les blés approchaient de la maturité, — et le peuple, qui n'avait rien à manger, fauchait les blés des seigneurs.
(2) «Les signes de transport et d'effusion des sentiments généreux dont l'Assemblée présentait le tableau, plus vif et plus animé d'heure en heure, n'ont pu qu'à peine laisser le temps de stipuler les mesures de prudence avec lesquelles il convenait de réaliser ces projets salutaires, votés par tant de mémoires, d'opinions touchantes et de vives réclamations dans les assemblées provinciales, dans les assemblées de bailliage et dans les autres lieux où les citoyens avaient pu se réunir depuis dix-huit mois.»
(3) «Tous droits féodaux seront rachetables par les communautés, en argent, ou échangés», disait le vicomte de Noailles. «Tous subiront toutes les charges publiques, tous les subsides, sans aucune distinction,» disait d'Aiguillon, «Je demande le rachat pour les fonds ecclésiastiques, disait Lafare, évêque de Nancy, et je demande que le rachat ne tourne pas au profit du seigneur ecclésiastique, mais qu'il en soit fait des placements utiles pour l'indigence.» L'évêque de Chartres demande l'abolition du droit de chasse et en fait l'abandon pour son compte. Alors, noblesse et clergé se lèvent à la fois pour en faire autant. De Richer demande, non seulement l'abolition des justices seigneuriales, mais aussi la gratuité de la justice. Plusieurs curés demandent qu'il leur soit permis de sacrifier leur casuel, mais qu'une taxe en argent remplace la dîme.
(4)Histoire de la Révolution dans les départements de l'ancienne Bretagne, 6 volumes, t. I, p. 422.
(5) Buchez et Roux, Histoire parlementaire,t. II, p. 254.
(6) Après la défaite de deux grands attroupements de paysans, dont l'un menaçait le château de Cormatin, et l'autre la ville de Cluny, et des supplices d'une sévérité exagérée, disent Buchez et Roux, la guerre continua, mais s'éparpilla. Cependant, le comité permanent de Mâcon s'était illégalement érigé en tribunal : il avait fait exécuter vingt de ces malheureux paysans, coupables d'avoir eu faim et de s'être révoltés contre la dîme et les droits féodaux» (p. 244). Partout, le soulèvement était provoqué définitivement par des faits de moindre importance : des disputes avec le seigneur ou le chapitre pour un pré ou une fontaine ; ou bien, dans un château auquel appartenait le droit de haute et de basse justice, plusieurs des vassaux furent pendus pour quelques délits de maraude, etc. Les brochures du temps, consultées par Buchez et Roux, disent que le parlement de Douai fit exécuter 12 chefs d'attroupements ; le comité des électeurs (bourgeois) de Lyon fit marcher une colonne mobile de gardes nationaux volontaires. Un pamphlet du temps assure que cette petite armée, dans un seul engagement, «tua 80 de ceux qu'on appelait les brigands, et en amena 60 prisonniers». Le grand-prévôt du Dauphiné, soutenu par un corps de milice bourgeoisie, parcourait les campagnes et exécutait (Buchez et Roux, II, 245).



Texte tiré de "La Grande Révolution" de Pierre Kropotkine.
http://kropot.free.fr/Kropotkine-GrdRev.htm#L