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[S. Milosevic] Portrait d'un dictateur inachevé, par Vidosav Stevanovic.

Démarré par JacquesL, 17 Février 2007, 12:50:28 PM

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JacquesL

Posté le 11/03/2006 18:15:24

http://www.lemonde.fr/web/imprimer_element/0,40-0@2-3214,50-749949,0.html

Pour évoquer Slobodan Milosevic, la forme temporelle la plus adéquate est celle du passé. En effet, le ressort psychologique qui l'animait prenait source dans son passé personnel tandis que le communisme et le nationalisme qui caractérisaient sa stratégie politique depuis son arrivée au pouvoir étaient désespérément tournés vers le passé. Sa personnalité et son comportement étaient inaptes à annoncer l'avenir. Pour lui, le présent était une façon de construire une réalité parallèle profondément ancrée dans l'effroi que lui inspiraient les lendemains et les changements incertains.

Il sut réveiller chez le peuple serbe un funeste élan vers un passé historique et mythique. Ce peuple, au demeurant, dont il n'est pas issu - au début de sa carrière, il déclarait être " serbe d'origine monténégrine " tandis que son frère Borislav figurait dans les documents du Parti communiste comme un " Monténégrin d'origine serbe " ; en réalité tous deux sont tous simplement monténégrins - et dont il ne comprend ni la culture ni les traditions mais avec lequel il partageait un même idéal politique réduit, au début de sa carrière, à une simple ambition. Inconscient de sa nature comme de ses objectifs, cet élan se confondit avec le besoin qu'avait Milosevic d'arrêter la vie, de la ramener là où il n'y avait nulle lumière, nul souffle, nul mouvement.

Milosevic oeuvra pour le passé, l'utilisa, s'y assujettit. Ce passé, qui est à la fois celui des Balkans et celui de l'Europe contemporaine, était son obsession et son véritable objectif.

Son départ pour le passé devrait évoquer quelque chose de déjà vu, reproduire un schéma connu ou oublié de son passé personnel ou de celui du peuple qu'il sut tromper si facilement et si brillamment ramener en arrière. Les derniers événements montrent que ce peuple a renié Milosevic (dont il est le créateur comme la victime). Sa monomanie serait-elle convaincue que ce peuple, partagé entre l'amour exagéré d'hier et la haine exagérée d'aujourd'hui, devait le suivre dans les souterrains de l'obscur néant où séjourne son âme ?

QUI pourrait s'intéresser à l'enfance d'un homme sans enfance ? A la jeunesse d'un homme sans jeunesse, sans idéal lumineux, sans intelligence, à un homme ni beau ni laid, de taille moyenne, incapable de courir plus d'une centaine de mètres ? Les curieux ? Les spécialistes ? Quelques rares lecteurs ? Certainement pas. Qui, alors, sinon ses victimes ? On les compte par millions si au nombre des morts on ajoute celui des mutilés, des réfugiés expulsés lors des nettoyages ethniques, des individus forcés d'émigrer, ruinés, trompés, bafoués. C'est pourquoi dans les Balkans, où les politiciens pervers et nuisibles se comptent à la pelle, Milosevic reste incomparable. Sa force destructrice fera de lui un cas unique même là où la destruction est presque une prédisposition naturelle dans la vie publique.

Si les futures victimes du dictateur avaient eu suffisamment de flair ou de perspicacité, si elles s'étaient sérieusement penchées sur cet arriviste au visage renfrogné, vêtu d'un costume bleu d'apparatchik et flanqué d'un foulard rouge, elles auraient découvert tout ce qui allait faire de Milosevic un amoureux du pouvoir, un tacticien impitoyable et insensible, prêt à détruire les Etats puis à massacrer les individus comme les peuples : la faiblesse d'esprit et de corps, le désir de domination, la soif de pouvoir, l'insensibilité à l'égard de la souffrance d'autrui, l'insatiable besoin de tromper ses interlocuteurs. Inutile d'évoquer les autres travers de son caractère (sa cruauté envers les subalternes, sa tendance à s'exprimer avec vulgarité).

Non seulement Milosevic sut dissimuler tout cela jusqu'à son ascension au pouvoir mais, en outre, personne n'y prêta une attention particulière. Une fois au sommet, il devint l'objet d'un culte : tous ses travers furent proclamés vertus. Des centaines de journalistes, d'écrivains, d'académiciens, d'historiens et de semi-intellectuels belgradois s'efforcèrent de faire de lui un homme idéal, parfait, infaillible.

Le mépris que Milosevic leur témoigna (l'éviction humiliante de son " père spirituel ", Dobrica Cosic, contraint d'abandonner sa place de président de la Yougoslavie amputée, en est la preuve) montre que lui-même considérait cet homme idéal, né de l'imagination des apologistes à son service, comme inexistant. Chez ce misanthrope, les courtisans ne suscitaient que doute et méfiance. Aussi menteurs que lui, ils complotaient certainement dans son dos... Dans le monde clos de Milosevic, chaque charlatan talentueux, chaque imposteur était forcément un concurrent qui osait se servir du savoir-faire du dictateur inachevé.

Pozarevac, en Serbie de l'Est, le petit Sloba n'avait pas de modèle masculin. Le père, prêtre défroqué, individu désagréable qui avait été éloigné du cercle familial, ne pouvait pas être admiré. La mère, femme sévère, communiste, ferme et honnête directrice d'école primaire exigeait de son fils qu'il fût le meilleur en tout et qu'il ne fréquentât pas les autres enfants. En Serbie provinciale, l'enfance se déroule dans la rue, la boue et la poussière, parmi les moqueries et les rires : Sloba n'y avait pas droit. Contrairement à ses petits camarades, il ne devait ni proférer de grossièretés ni suivre les couples d'amoureux jusqu'au parc principal. Il était le premier de sa classe mais les autres élèves le frappaient dès que le professeur tournait le dos : il allait s'en venger une fois au pouvoir. La faiblesse chez les " individus nerveux " (selon l'expression d'Alfred Adler) se transforme en désir de domination, en désir de tout posséder, d'être le plus fort. Ce désir ne connaît aucune limite, ne tolère aucun obstacle. Si le monde s'y oppose, tant pis pour lui : il sera assujetti ou détruit. Au fin fond des provinces et des banlieues, combien y a-t-il de petits garçons solitaires qui préparent leur future vengeance ?

Devenu jeune homme, Slobodan avait un sentiment de néant, il n'éprouvait aucune sensation, aucune passion susceptible de le divertir. Il n'aimait ni la littérature, ni le sport, ni les femmes, ne se rendait pas aux soirées, ne passait pas ses après-midi à la bibliothèque municipale : il s'ennuyait, écoutait sa mère et attendait. A l'époque, il ignorait le sens de ce néant, les raisons de son intensité et de son avidité ; plus tard, il ne suivrait pas d'analyse. Il souffrait de l'absence de l'autre moitié de son être, celle qui saurait le combler, le guider et le consoler de ses erreurs. S'il avait lu ce que Diotime dit à Socrate, il aurait compris ce qui lui arrivait. Un événement déterminant se produisit au lycée : Slobodan rencontra l'élue de son coeur, Mirijana Markovic (mais c'est elle, je suppose, qui élut ce solitaire effrayé par les femmes, incapable de faire la cour), une jeune fille doublement marquée par la mort de sa mère et le long refus paternel de la reconnaître.

Bien que plus jeune que lui, elle se comportait comme une aînée ayant réponse à tout : il se soumit complètement à elle. Ils ne devaient plus jamais se séparer sauf pour de courtes périodes. Je n'ai jamais découvert où finissait Slobodan, où commençait Mirijana. Séparé, aucun des deux ne saurait exister. Unis, ils se retrouvent dans leur propre néant, semblables à deux corps sans ombre, contraints de se tourner vers l'extérieur, de s'appuyer sur quelque chose de plusfort qu'eux.

Le monde entier considère Slobodan comme un homme de pouvoir. Toutefois, je crois que Milosevic s'accroche au pouvoir dans le seul but de l'offrir, en guise de passion et de tendresse, à son épouse bien plus avide de pouvoir que lui. Pour la camarade Mira Markovic, c'est là l'unique manière de tolérer la présence d'un homme, devenu enfin son égal, au sein de son univers mégalomaniaque d'idéologies absurdes, de niaiseries sentimentales et de kitsch.

Les tragédies grecques commencent avec l'aveuglement du héros qui, consciemment ou inconsciemment, bafoue les lois divines et humaines, provoquant ainsi toute une série d'événements. Obéissant à un principe céleste - qui n'a rien de moraliste ni de didactique -, elles s'achèvent avec la révélation de sa culpabilité, avec son châtiment et celui de ses complices. OEdipe se transperça les yeux afin de retrouver dans les ténèbres l'homme sage et pur qu'il avait été avant son crime. La tragédie yougoslave - qui n'allait pas tarder à être celle de tous les peuples de l'ex-Yougoslavie - commença avec l'aveuglement général dont ni les dieux capricieux ni les méchants occupants venus de l'étranger ne sont responsables. Personne ne vit ni ne soupçonna ce qui allait se produire.

Bercés par un confortable quotidien, les Yougoslaves crurent que les problèmes se résoudraient d'eux-mêmes, que les guerres et les haines ethniques (depuis des décennies définitivement repoussées vers d'autres continents) ne ressurgiraient pas sur leur territoire. Ils avaient échappé à la pauvreté du socialisme soviétique mais ne craignaient pas le pénible quotidien capitaliste : ils travaillaient peu et s'amusaient comme des idiots. Je suis témoin de l'irresponsabilité de cette époque, j'en garde encore les séquelles.

La première victime de cet aveuglement fut Ivan Stambolic, politicien intelligent et cependant protecteur et créateur de Slobodan Milosevic. Durant vingt-cinq ans, Stambolic le promena partout avec lui, l'aida, lui dispensa des conseils, dissimula ses fautes et favorisa sa carrière. Convaincu d'avoir à ses côtés un homme dévoué, il n'écoutait pas ses amis qui l'avertissaient que Milosevic était un individu sournois, un incapable.

Milosevic jouait, pendant tout ce temps, les humbles serviteurs, attendait son heure, attaquant toujours par derrière - et toujours les plus faibles. Des années durant, il s'entraîna à évincer ceux qui pensaient différemment lors des congrès du Parti. Du jour au lendemain, Stambolic fut attaqué, humilié, contraint de présenter sa démission, rejeté de la scène politique. (Il y a un mois, Ivan Stambolic, déjà retraité, a disparu au moment de son jogging quotidien. Personne ne sait rien de lui, pas même la police de Milosevic. Le corps n'a pas été retrouvé. Au cours d'une conversation téléphonique avec Kiro Gligorov, l'ancien président de la République de Macédoine, Milosevic a affirmé n'avoir aucun lien avec cette disparition. Pour moi, cette précision signifie que Milosevic en a été le commanditaire.)

Puis Milosevic, autrefois antinationaliste acharné, se tourna vers ses anciens ennemis, les nationalistes serbes : ne proposaient-ils pas un programme national certes simple, anachronique et inapplicable (comme les événements allaient le prouver), mais favorable à l'ascension au pouvoir, au contrôle des foules et à l'élaboration d'une nouvelle propagande ? Ce programme présentait bien des avantages : Milosevic, en politicien ferme, pouvait le transformer en pouvoir personnel pour l'offrir à Mirijana en guise de fleurs tandis que les Serbes le comprenaient sans la moindre difficulté, l'accueillaient sans la moindre objection.

Désormais, loin d'essayer de sortir du socialisme, de favoriser la transition vers une économie libérale ou d'oeuvrer pour la démocratie, on préféra se poser de nouvelles questions, vagues et condamnées à demeurer sans réponse. On se demandait, par exemple, où étaient les vraies frontières des vrais Etats nationaux ? Voilà qui permettrait de se creuser la tête des siècles durant, de guerroyer, de menacer les voisins et " les ennemis intérieurs ". On pourrait toujours renoncer à résoudre ces questions en cas de nécessité...

Stambolic, l'ancien ami de Milosevic, ne fut pas la seule victime de l'aveuglement à l'origine de la tragédie yougoslave. Au moment de l'ascension de Milosevic, quasiment personne ne remarqua ce qui se préparait, les quelques voix qui lançaient des avertissements sombrèrent vite dans le silence général. Les gens et les politiciens avaient bien d'autres chats à fouetter que de regarder le crépuscule du socialisme. Aussi furent-ils incapables de voir la nuit tomber. L'ombre que projetait cette nuit toujours plus proche n'effraya personne. Elle dessinait pourtant le visage d'un homme à la fois connu et inconnu, autrefois ignoré, bientôt omniprésent. Il prenait forme devant des yeux qui ne le voyaient pas ou qui voyaient en lui une tout autre personne. A la fin du célèbre conte d'Andersen, le vilain petit canard se transforme en cygne. Dans le cas de Milosevic, le conte ou l'histoire s'ouvre précisément sur cette métamorphose. En l'espace d'une nuit, grâce à une conjoncture favorable, Milosevic devint ce que les plus grands ne deviennent qu'après leur mort : le sauveur de tout un peuple, son espoir, son substitut de liberté, son leader et son messie.

Pour Milosevic, cette transformation de l'acier en or constitua un choc psychologique dont il ne se remit jamais. Bien que méfiant à l'égard des mensonges d'autrui (parce que connaissant parfaitement les siens) et amoureux transi des travers de la nature humaine (en ce sens réaliste, voire lucide), Milosevic, submergé par les flatteries de l'intelligenstia belgradoise et de son entourage, finit lui aussi par croire à sa grandeur, à sa toute- puissance. Les esprits les plus grands, les hommes les plus estimés de Serbie ne s'agenouillaient-ils pas devant lui ? Si eux agissaient ainsi, le monde entier n'en ferait-il pas autant ? Le mondialisme de la bêtise s'étendait devant lui comme une prairie sur laquelle il pouvait se promener.

L'esprit de la camarade Markovic fut complètement bouleversé par cette métamorphose digne d'un conte. Mirjana crut comprendre que sa moitié la plus faible, Slobodan (et par conséquent elle-même), était devenue le leader non seulement de la Serbie, de la Yougoslavie, de l'Europe, mais aussi celui du monde qu'elle appelait " de gauche et progressiste ". A l'origine de son délire idéologique, on trouve la perte de son équilibre mental mais aussi sa soudaine popularité : autrefois négligée et ignorée, Mirjana devint subitement une femme écoutée et lue par-delà le cercle familial. Le comportement de Milosevic, tantôt suicidaire tantôt comique, mais toujours irrationnel, s'explique par l'ébranlement que provoqua cette perte. Aux mains du couple de Dedinje - quartier résidentiel de Belgrade où se situe la villa du couple Milosevic-Markovic -, habitué au manque, l'inflation de grandeur suscita un profond mépris pour l'éthique, les lois internationales et les hommes en général.

Dès que cette métamorphose se produisit, tous deux cessèrent de se considérer comme responsables de quoi que ce soit devant qui que ce soit. Ils devinrent des créatures au- dessus des lois mais suffisamment puissantes pour condamner les autres. Leurs crimes (que Slobodan ne reconnut jamais et dont Mirjana n'est pas même consciente) prennent source dans cette étrange inadéquation entre leur nullité personnelle et le pouvoir énorme, incontrôlé, soudain dans leurs mains. Désormais, ils pouvaient se permettre bien des choses, voire trop de choses, toutefois ils ignoraient quoi, la plupart du temps : le manque d'imagination des puissants (excepté celle qui consiste à nuire) limite leur marge de manoeuvre et permet de s'en débarrasser.

Depuis qu'ils ont réalisé leur voeu le plus secret, je crois que Milosevic et la camarade Markovic étaient à la fois heureux, désespérés et incapables de se contrôler. Heureux car libres d'agir comme bon leur semble et de s'adonner au pouvoir, substitut à la vie érotique, qui, chez eux, est éteinte ou pervertie. Parfois désespérés lorsque, les yeux dans les yeux, ils comprennent soudain que rien n'a changé, qu'ils sont restés les mêmes. Le pouvoir et la puissance ont rempli leurs vies, mais ne leur ont pas donné un sens : c'est pourquoi il leur faut toujours plus de pouvoir, plus de puissance. Lorsqu'ils tenteront d'échapper à ce cercle vicieux, ils disparaîtront d'une façon ou d'une autre.

Si Slobodan et Mirjana fréquentèrent rarement le monde réel, ils n'en étaient pas pour autant des rêveurs. Pour eux, la réalité était un simple décor tendu vers un seul but. Slobodan se taisait, ne dévoilait ses pensées à personne, n'en avait peut-être aucune : il se contentait d'aller de l'avant, de répondre aux obstacles qui surgissaient sur son chemin, de s'efforcer de les contourner, de tromper ses interlocuteurs. Mirjana, marâtre et Cendrillon, se coiffait des heures durant devant son miroir : elle ne partageait cette intimité avec personne, pas même avec son époux. Elle consacrait le reste de son temps à des " activités sociales ", se rendait aux congrès du parti, s'entourait de gens aussi marxistes qu'elle et s'efforçait de marquer des points ça et là. Le couple passait ses soirées en compagnie de leurs enfants, Maria et Marko. Les murs de leur appartement, comme plus tard ceux de leur villa, les séparaient du reste du monde. D'un côté, la famille exceptionnelle ; de l'autre, tous les autres.

Le pragmatisme et l'habileté dont ils firent preuve, il y a maintenant treize ans, pour accaparer le pouvoir montrent qu'à cette époque ils n'étaient pas encore coupés de la réalité. Ils surent se servir des autres, profiter de la situation, discerner les travers du milieu belgradois - qui les créa pour ses propres besoins et à ses dépens -, exploiter la crédulité infantile des Serbes déjà contaminés par le nationalisme et incapables de résister à leurs fantasmes.

Au sein de la famille, Madame parlait, Monsieur se taisait et acquiesçait d'un simple signe de tête. Dans la vie publique, les rôles s'inversaient : Slobodan prophétisait en véritable leader de son peuple, Mirjana gardait le silence et patiemment écrivait ses discours. Elle joua ainsi, durant un certain temps, le rôle classique de la femme balkanique, toute dévouée à son époux, à son succès. Mais elle ne put résister ni à l'envie d'écrire des textes consacrés à tous les thèmes possibles, depuis les fleurs jusqu'à la politique internationale, ni à celle de les publier dans les journaux aux mains du régime. Elle écrivait dans un style vague et maladroit, ses phrases étaient lourdes et surchargées de termes étrangers mal utilisés. Qui dans cette société ouvertement devenue courtisane aurait osé refuser les textes d'une femme dont l'époux, indifférent aux attaques dont il faisait l'objet, se vengeait de tous ceux qui se permettaient de l'attaquer elle ? Tous la félicitaient, louaient la beauté de son style, la justesse de ses idées.

Très vite, ses textes multiplièrent affirmations catégoriques et conclusions sans appel. Les interlocuteurs, les opposants, les personnes à la hauteur de son esprit n'existaient plus : la camarade Markovic traversait l'histoire de l'humanité semblable à une institutrice dans sa classe, à coups de leçons, de réprimandes et de punitions. Elle manifestait toujours plus le désir de diriger son mari, son parti et le sien, le pays et le monde entier.

Personne d'autre que Milosevic ne gagna aussi vite l'adoration des foules serbes, personne ne la perdit aussi facilement. Les raisons en sont nombreuses : depuis sa tentative pour réaliser un programme national inapplicable en passant par ses propres travers, son incompétence politique jusqu'à son incapacité à comprendre la marche du monde moderne. L'un de ses défauts aggrava sa situation : il accepta de suivre sa femme, c'est-à-dire d'ignorer la réalité et de réaliser sa politique mégalomaniaque " de gauche ". Entre sa femme et la réalité, Milosevic n'hésita pas un seul instant : Slobodan choisit Mirjana qui, elle, l'avait élu depuis longtemps. Actuellement, tous deux sont plongés dans leur réalité personnelle laquelle cesse, chaque jour un peu plus, de correspondre à la réalité qui les entoure

Pourquoi un homme dont on ne peut parler qu'au passé n'a-t-il toujours pas rejoint un passé que tous s'efforceront d'oublier ? Peut-être n'y a-t-il pas d'explication rationnelle sinon celle d'un trou noir dans l'histoire qui engloutit causes et conséquences et dont il ne subsiste que le visage figé d'un dictateur inachevé.

Toutefois, je considère que les explications existent, que l'histoire ne s'est pas arrêtée mais qu'il s'agit bien d'un phénomène social et politique propre à notre époque. Milosevic a tardé à rejoindre le passé parce que des individus, des organisations et des Etats l'ont empêché de quitter le présent auquel, pourtant, il n'appartenait pas, dans lequel il était de plus en plus mal à l'aise au point d'en paraître risible, pitoyable mais toujours aussi nuisible.

Qui sont ces individus, ces organisations, ces Etats ? Tout d'abord les gouvernements d'Europe occidentale : l'absence de cohérence politique à l'égard de cet homme surgi tout droit du passé provoqua des retards et des erreurs dans leurs décisions. Ensuite les Etats- Unis, dont la politique étrangère, ferme et pragmatique, travaillait ouvertement contre Milosevic mais lui fournissait aussi son dernier alibi : grâce à leur intervention dans la politique intérieure d'un pays souverain, Milosevic devenait le symbole de la résistance au nouvel ordre mondial, à la mondialisation. Et, enfin, la Russie qui, n'ayant d'autre atout en mains, utilisait le leader serbe pour sortir triomphante de ses pourparlers avec les Européens et les Américains.

Un dernier facteur contribua au maintien de Milosevic sur la scène politique serbe : il fut le premier à découvrir l'énergie latente et la force destructrice du nationalisme serbe. Il décida de l'utiliser afin de gagner le pouvoir. C'est pourquoi sa propagande alimenta le feu du nationalisme qui finit par se croire plus puissant qu'il ne l'était réellement. Durant plus de dix ans, Milosevic sut mieux que tout autre le diriger : il l'amplifiait, le corrompait lorsque cela lui était nécessaire, le faisait hiberner avant l'heure, le réveillait dès qu'un problème insoluble surgissait, le méprisait dès qu'il lui tournait le dos.

Exposé à d'incessants changements de cap, humilié par de nombreuses défaites militaires, épuisé par un quotidien misérable, le nationalisme serbe tour à tour s'enflammait et s'éteignait, parfois il semblait épuisé, voire à l'agonie, parfois il prenait le visage d'une résistance civile au dictateur inachevé. Cependant Milosevic ne le laissait pas en paix : tandis que son épouse se chargeait de mener une politique " de gauche ", Milosevic désignait les nouveaux objectifs de ce nationalisme. Le plus difficile d'entre eux fut celui de la guerre au Kosovo et des bombardements : Milosevic et le nationalisme serbe survécurent au conflit qui les opposa à l'OTAN, ce pacte puissant et confus. J'ai moi-même pensé que toute amélioration était définitivement impossible. Cependant, quelque chose s'est produit dans la conscience des individus et des foules, dans les souterrains des sentiments aussi profonds que dangereux. L'amour a disparu aussi silencieusement qu'il était apparu et voici que la haine éclate : " Slobodan sauve la Serbie " : suicide-toi ! " chantait-on désormais. Les politiciens et les intellectuels d'aujourd'hui, hier encore idéologues et organisateurs des guerres en ex-Yougoslavie, venaient de comprendre que l'heure est aux changements : il s'agit d'abandonner soit le projet de la Grande Serbie soit l'homme qui en avait entrepris les travaux. Tous ont décidé d'abandonner l'homme. Ils ne reprochent à Milosevic ni d'avoir mené des guerres ni d'avoir eu recours à des moyens inhumains pour réaliser ses objectifs : ils lui reprochent d'avoir échoué dans son projet.

Vojislav Kostunica est désormais le remplaçant idéal. Incapable de comprendre les événements, poussé par l'ambition hystérique de sa femme et l'insatiable cupidité de son entourage, Milosevic a adopté la stratégie qui réussissait autrefois mais qui aujourd'hui est restée inefficace. Après ces dernières élections, pour la première fois réellement perdues, il ne lui restait que deux solutions. Disparaître : la majorité des Serbes le renie et serait ravie de ne plus le voir, les Européens le considèrent comme indésirable, sa tête est mise à prix (un scalp de 5 millions de dollars) par les Américains, les Russes commencent à le trouver gênant. Ou bien instaurer enfin une véritable dictature.

Dans son petit jeu de semi-vérités - qui décontenançait davantage les spécialistes des Balkans, les journalistes occidentaux que les gens ordinaires -, Milosevic s'efforça de demeurer vague, indéfini. Il était tout et rien à la fois. Toutes les possibilités étaient ouvertes. Tout était à la fois possible et impossible. Le noir était blanc parce qu'il n'était pas rouge, parce qu'il ne s'approchait pas du jaune. Ce petit jeu eut des résultats inattendus : troublés, acteurs et spectateurs faisaient parfois les mauvais choix. Ils ne comprenaient rien aux agissements de Milosevic, ne comprenaient pas de quel type de régime il s'agissait. Etait-ce une dictature ? Une démocratie avec un président toujours identique ? Un gouvernement communiste vieillissant ? Un pouvoir personnel avec des mafieux aux commandes ?

S'ils avaient posé la question à Milosevic et que celui-ci leur avait, ô miracle, révélé toute la vérité, ils auraient découvert des choses bien surprenantes. Milosevic lui-même n'avait aucune idée du régime qu'il souhaitait instaurer, il ne s'en souciait guère, d'ailleurs. Il se pliait à l'idéologie ambitieuse de sa femme uniquement pour lui faire plaisir et seulement lorsque cela lui semblait utile. La possibilité d'intriguer jour et nuit, d'introduire des agents dans les rangs ennemis, de se brouiller avec ses subordonnés, de limoger et de nommer, de signer des accords qu'il n'envisageait pas de respecter, voilà tout ce qui l'intéressait. En un mot, la trivialité, la bassesse, le néant du pouvoir, sa capacité d'oublier et de détruire les hommes.

Le mépris de Milosevic à l'égard des démocraties était sincère. Si lui-même, à l'aide de pauvres astuces tout juste dignes d'un provincial, parvenait à tromper aussi facilement ministres et présidents occidentaux, c'est que leur système était vide, impuissant et condamné à se désintégrer. Il n'adopta pas le pluralisme et le parlementarisme par conviction ou nécessité (dans les années 90, tous le suivaient sans objection) mais parce qu'il était convaincu que cela lui permettrait en catimini de manipuler, de jouer avec les institutions internationales, les lois du pays, les élections, les partis et leurs leaders.

Son régime fut un mélange aussi morbide qu'efficace de tout et n'importe quoi, depuis la " gauche " de son épouse jusqu'au fascisme et lui, une nouvelle sorte de dictateur inachevé. Il ne put ni ne sut être rien de plus. Il se contenta d'être l'instigateur et le maître du chaos et je crois qu'il jouissait parfois - puisqu'il fut incapable d'éprouver une émotion durable - des conséquences de ce désordre. Le soir il pouvait ainsi étonner son épouse, l'effrayer quelque peu puis la rassurer, lui montrer ce dont il était capable pour mériter son amour.

Le conte de Milosevic doit être lu à l'envers. Le cygne d'autrefois redevint un vilain petit canard. Le dictateur inachevé, ayant joué trop longtemps avec l'indéfini, se retrouve pris au piège d'un mouvement qui l'a mené inexorablement à sa fin. Si cela n'avait dépendu que de lui, il aurait choisi, de nouveau, la carte de l'attente et du sursis, des tartufferies absurdes et des illusions insensées, susceptibles de tromper les foules. Mais tout cela ne dépendait plus de lui. S'il ne laissait pas tant de morts derrière lui et tant de morts éventuels devant lui, on pourrait peut-être dire que nous tenons là une figure tragique en devenir. Cependant, même cette figure demeurera inachevée.

Dans les romans que j'ai tenté d'écrire sur lui, dans le journal que j'ai tenu douze années durant sans pouvoir ne pas l'évoquer, dans la biographie - Milosevic, une épitaphe - achevée au début de l'année, j'ai décrit les différents rôles que Milosevic endossa sur la scène politique de l'ex-Yougoslavie, de l'Europe et du monde, parfois de son plein gré, parfois contraint et forcé.

Il fut tantôt l'acteur, tantôt le metteur en scène qui renouvelait sa troupe de comédiens malades afin d'assurer la représentation de sa pièce. Pour mon usage personnel et nocturne, je conserve la figure hallucinante et trismégiste d'un Charon assis sur les deux rives du Styx : d'un côté, il fait traverser les passagers, de l'autre il les accueille, tour à tour assassin puis fossoyeur.

Cette figure obscure est devenue mon obsession, aussi ne l'utilisé-je pas dans mes textes. Nous sommes tous pétrifiés par nos peurs, nous ne voulons ni ne pouvons connaître celles d'autrui avant de les éprouver nous-mêmes. Cette image aux dimensions antiques dépasse l'importance et la force de Milosevic : il reste un homme sans qualités, sans talents particuliers qui ne fit rien sans l'aide d'autrui. Il me fallait retrouver un langage en adéquation avec sa personne, le peindre avec des mots ordinaires, sans éclat poétique c'est-à-dire le ramener dans la sphère du politique qui est l'art du possible mais aussi celui d'éviter la réalisation du possible.

Me voici contraint de me citer moi-même : " Milosevic est une sorte de négatif du roi Midas, un créateur dont les actes ont des effets contraires à ceux qu'il poursuit réellement. Il ne fit rien de tout ce qu'il avait promis de faire. Il fit ce qu'il n'avait pas promis. Toute son oeuvre est le fruit de l'ignorance, des illusions, des erreurs et des préjugés. Il créa une série de petits Etats balkaniques, contre lesquels il guerroya, se proclamant homme de paix dès lors que la guerre lui semblait perdue. Il détruisit pratiquement tout son pays, qu'il avait séduit en lui promettant la paix et un niveau de vie équivalent à celui des Suédois. En réalité, il lui apporta la misère, la honte et fit de lui un paria du monde civilisé.

" Il manipula les médias qui l'avaient créé autrefois mais qui bientôt le détruiront. Il trompa éhontément les politiciens occidentaux qui le considérèrent d'abord comme le facteur de la stabilité balkanique puis comme le responsable de leurs propres erreurs. Il vécut pour régner et régna pour ne pas vivre. Il fut le politicien le plus néfaste dans l'histoire de l'Etat moderne et dans celui du peuple serbe. "

Maintenant que l'histoire s'achève, que Milosevic quitte la scène, lorsque les médias le digéreront puis le rejetteront, que les historiens le tiendront pour le seul responsable des échecs humains et nationaux, alors, enfin, ce dictateur inachevé deviendra un homme, l'une des possibilités de l'homme, celle que tout un chacun peut choisir ou éviter. Un homme qui tenta de devenir un surhomme mais qui ne fut qu'un sous-homme.

Mais dans le souvenir des futures générations serbes, cet homme aura le visage d'un monstre mythique, d'un roi fourbe, d'un démon qui n'apprit la langue serbe que pour mieux tromper, d'un ennemi et d'un criminel. Peut-être sera-t-il oublié afin de permettre l'apparition d'un autre homme semblable à lui ou totalement différent. Dans un cas comme dans l'autre, ces quelques lignes demeureront vaines à jamais.

(9 octobre 2000)

Vidosav Stevanovic est un écrivain serbe, né en 1942. Il a écrit une quinzaine d'ouvrages, dont une biographie de l'ex-président yougoslave Milosevic, Une épitaphe (Fayard).

Vidosav Stevanovic



Posté le 13/03/2006 11:40:14

http://www.lemonde.fr/web/depeches/texte/0,14-0,39-26950280,0.html

Milosevic: des médicaments non prescrits trouvés dans sa cellule en janvier (presse)
AFP 13.03.06 | 17h09


Des médicaments non prescrits avaient été découverts en janvier dans la cellule de l'ex-président yougoslave Slobodan Milosevic, retrouvé mort samedi dans la prison du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPI), selon le quotidien belge Le Soir de lundi.

"Selon une source au TPI, une fouille menée en janvier dans sa cellule a révélé que Milosevic possédait des médicaments non prescrits par les médecins", a indiqué le journal.

"Les juges avaient demandé des explications à toutes les parties. Suite à quoi ils avaient rejeté la demande de Milosevic d'être soigné en Russie", a-t-il ajouté.

Contacté par l'AFP, le service de presse du TPI n'a pas voulu commenter cette information.

Milosevic, qui souffrait d'hypertension et de problèmes cardio-vasculaires, avait demandé l'autorisation de se rendre dans un centre de cardiologie à Moscou pour y être soigné.

Les juges avaient accédé à sa demande de repos en suspendant le procès, mais en février, après avoir demandé des analyses, ils avaient rejeté cette requête.

Après avoir analysé des prélèvements de sang faits le 12 janvier, un toxicologue néerlandais a déclaré à l'AFP lundi que Milosevic avait pris délibérément un médicament non prescrit "annulant" l'effet de son traitement contre l'hypertension.

"Il a pris ce médicament lui-même et il le voulait pour obtenir un aller simple vers Moscou", a ajouté ce toxicologue, Donald Uges, sans pouvoir prouver que Milosevic avait volontairement ingurgité cette substance.

Le président de l'association des avocats qui plaident au TPI, Me Gregor Guy Smith, a indiqué à l'AFP qu'en principe, selon le règlement "tout ceux qui entrent au centre de détention sont fouillés".

Selon lui, les vigiles "cherchent ce qui est inapproprié" dans un centre de détention "sous haute sécurité", mais Me Smith a précisé ne pas savoir sur quoi --armes, drogues, médicaments,...-- les fouilles sont concentrées, ni si elles étaient appliquées systématiquement à toutes les catégories de visiteurs.