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Retour à Redeyef, creuset de la révolution tunisienne.

Démarré par JacquesL, 05 Mars 2011, 09:58:53 PM

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JacquesL

Retour à Redeyef, creuset de la révolution tunisienne

http://www.lemonde.fr/imprimer/article/2011/03/04/1488163.html
http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/03/04/retour-a-redeyef-creuset-de-la-revolution-tunisienne_1488163_1477893.html

CiterLa machine à écrire calcinée gît sur le trottoir, lançant ses bras tordus vers le ciel. Elle n'a pas bougé depuis un mois, devant le commissariat où elle remplissait son office – jusqu'au jour de la révolution tunisienne, le 14 janvier. Il n'y avait pas d'ordinateur chez les flics de Redeyef. Aujourd'hui, il n'y a même plus de policiers. Dans les bureaux abandonnés, où la fumée a noirci les mosaïques, flotte encore une odeur âcre. Au-dessus du comptoir, quelqu'un a écrit : "Vous êtes partis, sales chiens."

Le commissariat est le seul bâtiment que les acteurs de la "révolution du jasmin" ont saccagé à Redeyef, 30 000 habitants, la principale ville du bassin minier de Gafsa. Il était vide. Les policiers sont partis sans demander leur reste. C'est dans ce bourg qu'ont commencé, en janvier 2008, des émeutes contre la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), prélude d'un long mouvement social. Le plus dur depuis les émeutes du pain, en 1984.



La répression du régime Ben Ali a été impitoyable : trois morts, des centaines d'arrestations, des semaines de procès fleuve à Gafsa, siège du gouvernorat, soldées par de lourdes peines de prison ferme, au mois de décembre suivant. Des avocats étaient venus de toute la Tunisie. Un an de révolte, dont le feu ne demandait qu'à se rallumer. A Redeyef, cœur de la contestation, chacun porte la conviction que la révolution tunisienne a commencé ici...

Il n'y a que quelques centaines de mètres à faire pour trouver l'usine de phosphate. Un enchevêtrement gigantesque de passerelles, de pompes, de trémies qui tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'architecture du bâtiment administratif date de la grande époque des colonies. C'est d'ailleurs un Français qui a découvert le premier gisement, en 1885. Aujourd'hui, ils sont presque tous exploités à ciel ouvert, comme celui situé à 20 kilomètres de Redeyef. Un site lunaire et grandiose au bord du Sahara, où dansent les excavatrices. De cet or brun, recouvert d'une poussière blanche, on fait des engrais, des lessives, des briques et même des cosmétiques... On découvre à présent qu'ils sont la cause principale des "marées vertes", les algues tueuses.



En tout cas, ce n'est pas aux habitants de Redeyef qu'il faut raconter des histoires sur la lutte des classes. En 1937, les autorités du protectorat français réprimaient déjà très durement une grève des mineurs : 17 morts. La philosophe Simone Weil s'en était émue avec une ironie cinglante, en plein Front populaire, dans un texte intitulé "Le sang coule en Tunisie". Malgré l'effroi que lui inspirait la perspective d'une guerre, celle-ci pourrait, écrivait-elle en mars 1937, "servir de signal à la grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre indifférence et notre cruauté".

La cruauté, c'est avec les policiers tunisiens que Hafnaoui Ben Othman l'a découverte. Titulaire d'une maîtrise de lettres et de civilisation arabe à l'université de Kairouan, il ne travaillait pas pour la CPG, principale pourvoyeuse d'emplois de la région. Mais en tant que militant politique et syndical (d'abord à l'Union générale des étudiants de Tunisie, puis à l'Union générale tunisienne du travail, UGTT), il ne pouvait qu'être solidaire de la révolte des mineurs.

L'étincelle est venue d'un concours d'embauche au début de l'année 2008 – une offre rare, dans un marché du travail déprimé. Les départs à la retraite non remplacés, la mécanisation croissante du travail, s'étaient ajoutés au marasme créé par la fin progressive de l'embargo contre la Libye. Car, jusqu'aux années 2000, le contournement de cet interdit avait créé un commerce parallèle dans le Sud tunisien. Mille candidats s'étaient rués sur les 80 postes.

A l'annonce des résultats, Redeyef et les trois autres villes minières du bassin – Moularès, Al-Mdilla, Metlaoui – s'étaient embrasées : les notables de la région et les proches du parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), s'étaient réparti les postes. Un exemple parmi d'autres de la corruption, du favoritisme et du népotisme de règle sous Ben Ali.

VIOLENCES POLICIÈRES

Alors, oui, Hafnaoui avait été de toutes les manifestations. D'autant qu'avec son diplôme il n'avait pu qu'ouvrir un petit commerce de nettoyage. Ecarté du Capes pour raisons politiques, il n'a jamais pu enseigner. Les arrestations ont commencé le 14 juin. Auparavant, 10 000 policiers s'étaient déployés dans la ville, se livrant sans vergogne à diverses exactions et au pillage. "Ils ont cassé toutes les boutiques, volé les marchandises, les cartes de téléphone, les vêtements, le tabac, cassé les frigos, les vitrines, pris l'argent", raconte dans le désordre Hafnaoui.

Cet homme de 37 ans dévide ensuite d'un ton neutre les tortures dont il a été victime. Assis dans la boutique de jeans de son frère, Mohamed, ouverte sur la rue, il jette sans cesse un coup d'œil au-dehors, où se promènent des jeunes gens en charentaises (les baskets sont trop chères). "La police politique m'a arrêté entre Sidi Bouzid et Gafsa. Elle connaissait tous mes mouvements car mon téléphone était sur écoute", commence-t-il. Emmené à la gendarmerie de Gafsa, il a été dévêtu, pendu par les bras, roué de coups, électrocuté, pendant six jours, avant d'aller en prison.

"Ils ont écrit des rapports complètement faux, que j'ai été obligé de signer. Le juge a vu les traces sur moi. Il n'a rien dit", poursuit-il. Lors du premier jugement, il prend dix ans ferme pour... terrorisme. Il y aura 360 condamnés au total dans les quatre villes minières, dont 160 rien qu'à Redeyef. Grâce à une mobilisation au-delà de la Tunisie, les peines ont été diminuées. Mais Hafnaoui a tout de même fait un an et demi de prison dans des conditions très dures, baladé d'un établissement pénitentiaire à un autre pour punir aussi sa famille. Son frère glisse : "Chaque fois que je venais, ils vidaient le parloir et ils écoutaient tout. Je ne savais pas quoi dire." Leur père décède le 10 décembre 2008. Hafnaoui n'est pas autorisé à se rendre à l'enterrement, comme la loi le permet pourtant aux détenus.

Sous la pression de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, des avocats, des politiques de la gauche internationale et en particulier française, la plupart des prisonniers du bassin minier sont enfin libérés en novembre 2009. "Mais tout le monde a galéré, témoigne l'ancien prisonnier. Les enseignants n'ont pas été réintégrés, les chômeurs n'ont pas obtenu de passeport." Combien de familles ont été brisées dans cette Tunisie à mille lieues de la démocratie ?

Pourtant, il n'y a pas eu de violence à Redeyef pendant la "révolution du jasmin". L'UGTT a pris soin d'éviter les débordements. Le local du RCD, l'ex-parti au pouvoir, s'est vidé de ses occupants, mais demeure intact. Tout juste voit-on sur certains murs de la ville le graffiti qui a couru comme un impératif d'une révolution arabe à l'autre : "RCD dégage !" Seul le destinataire est interchangeable.

CÉLÉBRITÉ SYNDICALE

"Il n'y a aucun intérêt à vandaliser. C'est à nous tout cela, depuis le départ de Ben Ali", affirme Adnane Hajji d'une voix basse, un peu lasse. Le charismatique leader de l'UGTT a porté à bout de bras le mouvement, haranguant la foule tous les dimanches depuis le local du syndicat. C'était déjà lui le meneur de la révolte de 2008. Il est célèbre dans toute la région et même au-delà. Le gouvernement provisoire lui a proposé d'être secrétaire d'Etat. Il a refusé.



"Le chemin n'est pas encore trouvé pour encadrer la révolution. Les partis politiques sont faibles. La gauche est faible. L'UGTT ne suffit pas. La position du bureau exécutif n'est pas stable", explique-t-il. Lui aussi a été emprisonné, harcelé. C'est un homme de haute stature, habitué à vivre comme un opposant dans une dictature. La porte de son bureau, gardé par un colosse à moustache, n'a pas de poignée : elle n'ouvre qu'avec une clé, ou de l'intérieur. Sa maison personnelle est surveillée jour et nuit.

Sur les murs de la modeste pièce de travail, les figures tutélaires du syndicalisme ouvrier : Farhat Hached, assassiné en 1952 par La main rouge, groupe armé français qui opérait en Afrique du Nord, en particulier contre les indépendantistes ; Ahmed Tlili, personnalité du nationalisme tunisien, grand défenseur des ouvriers du bassin minier, dont Hajji pense qu'il a été empoisonné par Bourguiba ; Mohamed Ali El Hammi, fondateur du syndicalisme en Tunisie, poursuivi par les autorités françaises et mort en 1928 dans un mystérieux accident de la route...

Quand il a ouvert la porte, son portable s'est mis à sonner sur l'air de "Hasta siempre comandante Che Guevara...". La coïncidence pouvait faire sourire. Puis il s'est assis et a commencé à raconter : sa femme, tellement épuisée par les voyages incessants dans les différentes prisons où il séjournait et par les tracasseries de la police, qu'elle en a perdu le rein qu'il lui avait donné, par une greffe, en 2001 ; elle est sous hémodialyse.

Il a raconté cette région déshéritée, dont ni Bourguiba ni Ben Ali ne se sont préoccupés alors que s'érodait à l'œil nu la manne du phosphate. Il a décrit la mainmise de la Compagnie des phosphates de Gafsa sur les terres, la spéculation, la corruption, la délation. Les plans de sauvegarde toujours annoncés et jamais appliqués. Il a dit son espoir d'une union entre ce qu'il reste de partis démocratiques en Tunisie : "Il faut qu'ils trouvent un terrain favorable pour travailler ensemble. C'est le moment. Il risque de passer."

DÉSERTION POLITIQUE

La situation revêt un caractère presque cocasse à Redeyef. La mairie est déserte, l'élu se terre chez lui. Lorsque les habitants ont besoin d'un papier administratif, dans cette ville sans forces de l'ordre ni élus depuis le 14 janvier, ils viennent sonner à sa porte. C'est sa femme qui ouvre. Elle prend le document et le rend signé un peu plus tard.

Abdelnasser Bouhali, 40 ans, traîne en survêtement et il a oublié de se raser. Il sait qu'il ne terminera pas son troisième mandat, commencé en mai 2010. "Je ne vais plus à la mairie. Les gens veulent d'autres dirigeants", dit-il, l'air vague. Ce médecin, qui est aussi sénateur, rapporte que la délégation (équivalent de la sous-préfecture) est vide et que tous les gouverneurs ont été changés. "Moi aussi je suis pour le changement, pour la nouvelle Tunisie, pour la liberté", s'enhardit-il. Il répète au moins trois fois, mécaniquement : "Hommage aux martyrs de la révolution !"

Le hic, ce sont ses administrés : ils savent tous qu'il travaillait avec la police politique, qu'il balançait des noms. Au moment des grandes manifestations à Redeyef, il avait déjà eu chaud. Monsieur le maire s'était réfugié dans un taxiphone, priant le commerçant de barricader sa porte. Ce dernier se fait un plaisir de raconter l'anecdote. Les voisins rigolent.

Hier membre du RCD, fort de deux mandats, il devient pathétique, quand il mendie : "Je veux vivre ici, je ne serai qu'un médecin." Son français s'embrouille, il parle mieux l'anglais, la langue de ses études, à Bagdad. Comme beaucoup de médecins, d'ingénieurs, de professeurs, il a étudié en Irak, dans les années 1980 – Saddam Hussein était un modèle. Redeyef et Kasserine sont connues pour être des villes idéologiquement liées au parti Baas. "Là-bas, justifie-t-il, ils disaient que les Arabes doivent aider les Arabes."

Il accepte une photo à condition de se changer. Il revient avec une veste et une cravate, mais toujours son bas de survêtement. Monsieur le maire demande qu'on le cadre en haut. Son inconscient vestimentaire parle pour lui. Il marmonne, travaillé par son passé et surtout son avenir : "Dans toutes les personnes, il y a du bon et du mauvais."

Le 17 mars, l'intérim du président Foued Mebazaa, autorisé à gouverner par décrets, est censé prendre fin. Selon l'article 57 de la Constitution, il a deux mois pour organiser des élections législatives – alors que le premier ministre par intérim Mohammed Ghannouchi a jeté l'éponge le 27 février. Adnane Hajji souligne l'urgence de la situation : "Nous demandons une Assemblée constituante pour que cette révolution arrive à ses fins. Elle est fragile et menacée", soutient-il. Il juge très dangereuse l'absence totale d'Etat, la quasi-disparition des services communaux, assurés tant que bien que mal par les citoyens.

Hafnaoui Ben Othman renchérit, de son côté : "On essayait depuis 2008 de déclencher cette révolution. Nous sommes très contents qu'elle ait enfin réussi et nous en avons été la pierre angulaire. Mais elle est loin d'avoir abouti."

UNE LIBERTÉ TOUTE NEUVE

Sur ses cinq doigts, il énumère les objectifs à atteindre : éliminer la corruption, juger les policiers qui ont torturé et tué, pousser la CPG à créer des emplois, dégager le RCD, rendre la justice indépendante. Ah, il en a oublié un sixième, qu'il s'empresse d'énoncer en souriant : "La liberté d'expression et des médias." Cette liberté toute neuve, encore fragile, dont chacun s'émerveille chaque jour.

Pour Ridha Raddaoui, avocat à Gafsa et défenseur des grévistes de 2008, elle n'a pas de prix. Le 6 janvier encore, le procureur avait donné ses ordres à la police, venue déchirer les robes des avocats tandis que des femmes avocates étaient molestées. Dans Gafsa, le déploiement de policiers et de militaires en armes reste impressionnant. Impossible de franchir la ligne de barbelés. Il faut faire le grand tour pour parvenir jusqu'aux avocats rassemblés pour se rendre à une manifestation à Kasserine. Et lorsque l'on demande où se situe le tribunal, le militaire répond sans ciller... qu'il n'y en a pas à Gafsa !



A Gafsa, policiers et militaires sont omniprésents.

Jusqu'au 14 janvier, un policier suivait chaque jour, partout, Me  Raddaoui. "Il assistait même à mes plaidoiries. Et parfois il me disait : 'C'était formidable !' J'étais son boulot..." Maintenant, quand il le croise, le policier s'enfuit. Pour l'avocat, sans les procès de Gafsa, sans la grève des mineurs et de toute une population entrée en résistance, le 14 janvier aurait peut-être été un jour comme tous les autres dans la dictature de Ben Ali. "Mais le bassin minier a forgé le smic politique de la révolution."

Voilà dix-huit mois, parmi les commentaires laissés sur les vidéos des manifestations de Redeyef, encore visibles sur Dailymotion, on pouvait lire ce post : "Dehors Ben Ali ! Après la marche, il faut passer à la révolution." Prémonitoire. Et insuffisant.

Béatrice Gurrey